Les dynamiques du "Non"
par : Terouga, avril 2005
L’historien gréco-romain Polybe décida d’écrire une histoire des guerres entre l’empire romain naissant et l’empire de Carthage déjà installé. Conscient que cet affrontement avait changé la face du monde méditerranéen il avait cherché avec soin les causes de cette confrontation inter-impérialiste.
Aussi rigoureux qu’honnête il était arrivé à la conclusion que les guerres puniques étaient la résultante de trois causes : une cause de long terme (la constitution d’empires rivaux) ; une cause de moyen terme (des menaces réciproques de plus en plus précises) et, une cause de court terme : un incident naval qui enclenche la machine belliciste.
Pour comprendre les ressorts et les causes de la victoire possible du NON, il faut adopter le même genre d’analyse.
I) Le bilan désastreux des traités européens jusqu’à Maastricht
Le traité européen le plus contraignant et le plus libéral date de 1992, mais avant Maastricth, il y eu déjà le tournant de la rigueur (1983), déjà très lié à ce qui se décidait au nom de « l’Europe ».
Pour le premier fois depuis le début de “l’Europe” un traité européen est soumis à l’adoption des Français. Alors même que les Danois avaient dit NON par référendum, les Français acceptent le traité d’une très courte majorité. Sans s’attarder sur le martelage médiatique, le cinéma de F. Mitterrand ou encore les mensonges éhontés des partis de gouvernement (PS, UDF, RPR...), les élites au pouvoir se jettent à corps perdu dans la construction européenne et ne remettent pratiquement pas en cause les critères de convergences, la création et la gestion monnaie unique et le pacte de stabilité.
Les critères de convergences empêchent toute politique industrielle indépendante des “plans” de la Commission de Bruxelles. La mise en place de l’euro piloté par une banque centrale européenne (BCE), totalement indépendante des pouvoirs politiques bloque encore davantage toute politique économique sociale et au service des peuples. Pour finir, le pacte de stabilité paralyse toute action économique gouvernementale dans quelques domaines que se soit. Ainsi la France doit-elle demander la permission à l’Europe pour baisser la TVA dans la restauration !
Du coup, quels que soient les gouvernements en place (Balladur, Juppé, Jospin, Raffarin...), la France s’embourbe dans un marasme social et un déclin économique qui exacerbent les tensions, accentuent les inégalités et dégoûtent les citoyens de la politique.
Les conséquences de cette politique aussi stérile qu’antirépublicaine sont connues : abstention, votes “extrémistes” et 21 avril 2002. A chaque coup de tonnerre politique (de la défaite des socialistes en 93 à celle de Jospin en 2002 en passant par les poussées de fièvre lepéniste) on jure en hauts lieux qu’on a retenu la leçon, qu’on va écouter la France d’en bas, oublier la technostructure et entendre la voisine d’à côté, etc. La suite est connue et subie par des millions de Français : après “la fracture sociale” ou “changer la vie”, toujours les mêmes trahisons. La “gauche” crache à la figure des travailleurs comme la “droite” profane la nation.
De fil en aiguille, de couleuvres en démobilisation, le ras-le-bol des Français s’est généralisé et a contaminé tout le corps social. Le monde du travail, la jeunesse, les retraités... Bref, l’ensemble du peuple qui subit la réalité est carrément décidé ou franchement tenté de voter NON à plusieurs décennies de reniements et de gaspillage.
II) “10 ans ça suffit” un ras-le-bol rampant et général
Mais les perspectives du NON ne seraient pas si éblouissantes si J. Chirac n’était pas président depuis 10 ans ! Disons-le tout net, il n’en serait sans doute pas autrement si L. Jospin avait gagné en 2002. Rappelons qu’au sommet européen de Barcelone en 2002 Chirac et Jospin ont accepté de « réformer » les retraites et libéraliser le marché de l’énergie. Chirac a déçu ses électeurs sur la « fracture sociale » comme Jospin a déçu le monde du travail après la fermeture de l’usine Renault Vilevorde.
Les critiques lucides de Chirac au pouvoir ne manquent guère, citons simplement E. Todd qui dans, “l’Illusion économique” (1999) affirmait en conclusion que les reniements de Chirac en 95 confirmaient (comme les 49 % de NON au référendum de 1992) que la population était plus que lucide sur les oeuvres de ses dirigeants.
Aujourd’hui jamais le pouvoir de J. Chirac n’a été aussi contesté et fragile : entre la dissolution ratée de 97 et ses maigres 19 % au premier tour des élections de 2002, le roi est nu. Après la cuisante défaite des Régionales (2004) et le maintien obscène de JP Raffarin on peut considérer que cette décision de faire un référendum sur la constitution européenne implique un risque politique énorme… Faut-il croire à une stratégie machiavélique qu’il adopta sur l’Irak et la laïcité (forcer la gauche à se soutenir) ? S’il était légitime pour ses opposants de le soutenir face aux guerres de Bush ou contre Le Pen, il est illogique et absurde de lui servir la soupe une nouvelle fois.
Même méfiance à “droite” où les ambitions démesurées de Sarkozy et la question turque minent le débat...
III) Le décrochage de l’électorat populaire
Reste que l’effondrement du OUI passé en quelques jours de 60 % à 45 % dénote un ras-le-bol généralisé de l’électorat populaire incapables de voter comme Chirac, Giscard, Sarkozy, Hollande et Sellières. En 92, alors que Mitterrand hypnotisait encore son bétail électoral (profs, fonctionnaires, salariés, artistes...) c’est l'électorat du RPR qui rejeta le plus massivement Maastricht (60 % de NON). Aujourd’hui c’est l’inverse : assez mobilisé pour le OUI malgré la question turque, l’électorat libéral (UMPS) semble trouver dans le OUI une sorte de vote apte à poursuivre les « réformes » dont la bourgeoisie se gave. Cela explique pourquoi le OUI est “chez lui” dans les centres-villes d’où les classes populaires et moyennes ont été expulsés suite à la spéculation foncière. Ainsi les directions du PS et de l’UMP communient-elles dans le culte de l’égoïsme branché que l’on retrouve à Londres ou Berlin. Ce n’est que ça, leur Europe !
Le NON, plus populaire que jamais, se nourrit de tous les mécontentements portés par l’actualité, et, suite aux scandales de la maison Chirac et aux déceptions de l’époque Jospin, cela agrège bien plus de monde qu’en 92 : des métiers entiers ont déjà basculé du côté du NON en réaction à la conjoncture qui les ruine : petits agriculteurs (J. Bové), pêcheurs, viticulteurs, commerçants, buralistes, fonctionnaires, petits patrons, etc. De manière générale, les classes moyennes ne sont plus au diapason du bla-bla des eurocrates volontiers méprisant pour la “France d’en bas”, elles rejoignent le prolétariat dans le magma des classes populaires qui voit dans l’Europe un problème de plus, un problème de trop.
Si les Français ont plus voté aux Régionales que prévu c’était, non pour plébisciter les oligarques du PS, mais pour vider séance tenante les caciques du chiraquisme incapables d’entendre la colère sourde exprimée le 21 avril.
Conclusion : nous sommes à l’aube bouleversements majeurs.
Ce référendum restera comme une erreur “de plus” de Chirac Président ! Après l’aveuglement du gouvernement Juppé, l’incurie de Jospin, l’avertissement du 21 avril ou encore le vote “chasse d’eau” des Régionales, il est logique que les Citoyens utilisent ce plébiscite pour émettre un veto populaire à trois décennies de démagogie et de gâchis libéral.
Paralysé par ses rivalités et son bilan désastreux, le camp du OUI tente sans réel espoir de faire peur en mentant sans vergogne : par exemple certains publicistes du système s’emploient à qualifier la constitution européenne de rempart à l’impérialisme américain. Quand on lit ce qu’est le rôle de l’OTAN dans le texte constitutionnel, on réalise l’ampleur du mensonge.
Chirac n’est pas Mitterrand et, depuis 13 ans déjà le peuple de France sait ce qu’est l’Europe : une machine mi-oligarchique, mi-bureaucratique obstinée à démolir la république et ses acquis.
Si le NON devait l’emporter (et même en cas de victoire du OUI) les peuples d’Europe sont au bord de bouleversements majeurs. Les vieux pays industriels et jadis révolutionnaires (France, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni...) sont las de payer pour une mondialisation dont ils ne bénéficieront jamais.