par : Hajoma mai 2003
Ces dernières semaines des grèves et des manifestations sans précédent se déroulent contre le projet Fillon-Raffarin (1). Au delà de leur objet immédiat, et quelle que soit leur issue à court terme, ces actions témoignent une fois de plus d'un refus profond, au delà des clivages politiciens, de la destruction des acquis démocratique au nom du sacro-saint marché et de l'Europe de Maastricht.
Ce n'est pas un hasard si cette puissante mobilisation s'oppose à un point clé du consensus de Barcelone, cosigné en février 2002 par les cohabitants de l'époque, Chirac et Jospin. Pour les partis nomenklaturistes, la société de marché et le démantèlement des solidarités nationales sont l'horizon indépassable de notre temps. Tout au plus les uns ou les autres proposent-ils quelques mesurettes d'accompagnement pour laisser quelques illusions à leurs électorats. Quelques rodomontades sarkoziennes par ici, un zest de 6ème république par là. Le PS, toute honte bue, se mêle aux manifestations alors même que leurs publications internes et les actes du précédent gouvernement prouvent qu'il ne s'agit pour eux que de bavardage préélectoral. Quant à la CFDT, syndicat emblématique de la "nouvelle gauche" naguères, elle s'est vendue pour moins qu'un denier de Judas - par réflexe, sans doute. Un an après le 21 avril, après quelques exclamations de circonstances, les routines politiciennes ont repris : le PS attend que le rejet de Raffarin lui restitue les ministère que le rejet de Jospin lui a fait perdre ; et l'UMP espère que les souvenirs du jospinisme lui vaudront la miséricorde populaire.
Le premier tour des élections présidentielles avait déjà enregistré cette étrange configuration, où les discours politiciens se répondent dans l’indifférence générale, tandis que le peuple multiplie les expressions « politiquement incorrectes » - luttes sociales, émeutes de quartiers, jacqueries de chasseurs… car même informulé politiquement le refus populaire du programme commun socialo-chiraquien perdure et même s’amplifie. En dépit du lancinant refrain de « l’inévitable réforme des retraites » que répète sans relâche l’orchestre politique quasiment au complet, le peuple a facilement compris que l’opération ne constitue que le n-ième transfert de valeur ajoutée des salariés aux entreprises. Le « socialiste » ( ?) Delors avait organisé le blocage des salaires, les mêmes gouvernements de Mitterrand avaient laissé flamber les taux d’intérêt et la bourse pour ressusciter les rentiers, le « gaulliste » ( ?) Balladur organisa le racket sur les retraites du privé, et maintenant les petits nouveaux cherchent à venger l’affront fait en 1995 à la classe dirigeante toute entière au travers du peu subtile Alain Juppé. Tout ceci est assez limpide même si les avocats du capital, qui connaissent les ficelles du métier, découvrent les abîmes de complexité dans l’art fillonnien de la kleptomanie sociale.
Mais quelle que soit la lucidité du peuple sur les artifices de ses politiciens standardisés, elle ne suffit pas jusqu’à présent à produire de nouvelles idées, de nouveaux partis, de nouveaux dirigeants. Tel est le douloureux problème de notre époque, où comme disait Lénine, la classe dominante ne peut plus gouverner comme avant, le peuple ne veut plus vivre comme avant – mais où en même temps l’énergie s’épuise devant le vide de ses perspectives, la protestation se dévore elle-même, se mue en cynisme et en ressentiment faute que se dessine le mouvement politique qui canaliserait cette immense révolte vers des objectifs institutionnels.
Hélas le champ politique est un désert toxique pour la pensée alternative.
L’extrême-gauche persévère dans son être, c'est-à-dire l’abnégation militante promue en fin en soi, sans autre programme que la nostalgie d’un socialisme dont rien dans son abondante littérature n’annonce le contenu… elle constitue la mauvaise conscience du système, ses pleureuses (plutôt que révolutionnaires) professionnelles. Le plus tragique est de voir les meilleurs d’entre eux ressasser interminablement la « pensée de Léon Trotski » et interroger chaque soupire du fantôme du maître, sans velléité d’actualiser leurs idéaux face au capitalisme réel du XXIe siècle. Leur rôle dans le mouvement social, leur raison d’être en fait, est d’être les « messieurs plus » du syndicalisme : plus de salaires, plus de retraites, plus de jours de grève… Parfois utiles face aux bureaucraties syndicales fatiguées, parfois nuisibles par leur foncière inaptitude à apprécier les rapports de force, souvent agaçant par leurs surenchères monomaniaques, ils semblent dépourvus de toute volonté d’échapper à leur routine groupusculaire.
Le FN – cela vaut-il la peine d’en parler encore ? – se prête avec délectation aux « remakes » de sa version du « grand méchant loup », frisson programmé des débats convenus, pour ramener à la maison les petits chaperons rouges rétifs : « vous faites le jeu du Front National ». La version 2002 de la pièce confirma l’épuisement du scénario : l’hercule de foire fit pousser des cris d’effroi aux lycéennes avant que Battling Chirac le roulât dans la poussière par 82 %. Encore tout émoustillé de ce combat homérique, la bêbête immonde, comme il se baptisa lui-même dans un éclair de lucidité, revint fêter cet anniversaire sur France 2 en égrenant son bêtisier de toujours : une noix de racisme, une pincée d’ultra-libéralisme et un gros fond de n’importe-quoi. Passez muscade, la chose, père et fille, est dangereuse, mais plus par la diversion qu’elle procure que par l’éventualité de sa venue aux affaires. Le diable du mardi gras fait son tour de piste pour effrayer les gogos et faire oublier les bilans. 18 % tout de même, c’est la mesure de la désorientation de braves gens (pour la plupart) qui n’ont trouvé que ce moyen de faire parler les urnes.
Les "Républicains"… existe-t-il encore un courant politique de ce nom ? Lors de la campagne présidentielle, J.P. Chevènement avait fugacement réussi à faire converger sur son discours et sa candidature nombre de marginaux du système : socialistes déçus, gaullistes nostalgiques, jeunes loups aux dents longues et vieux éléphants sur le retour… Les contempteurs de l’ « auberge espagnole » n’avaient pas tort… Certes, l’ordre aurait pu naître du chaos, un frémissement de l’électorat ou une plus grande clairvoyance du leader aurait pu changer l’histoire. Mais la transmutation n'eut pas lieu ; Chevènement - penseur lucide mais piètre politique – échoua faute d’un parti et de principes solides qui eussent organisé et fécondé la sympathie qu’inspirait son discours, tentative imparfaite (mais la seule à ce jour) de surmonter la « pensée unique » sur le plan de l’action politique.
Sitôt retombé le soufflé électoral, chacun reprit ses misérables moyens et partit cultiver sa secte. Les uns frôlent dangereusement le Front national, d'autres s'évanouissent dans l’UMP et d’autres encore dans son jumeau de gauche… Pour eux, le "retour à la Nation" n'était qu'une posture de salon, une nostalgie ou une étude de marché qui ne résista pas aux 5 % du 21 avril 2002. La leçon mérite d'être retenue : l'improbable amalgame d'une campagne électorale ne génère pas la refondation intellectuelle indispensable pour déstabiliser le système "du pareil au même".
Quant au Mouvement Républicain et Citoyen lui-même, il végète après avoir sacrifié ce qui lui restait de crédibilité à des alliances de second tour qui ne lui ont même pas sauvé un député lors des dernières législatives… Aujourd’hui certains de ses dirigeants envisagent sans rougir de revenir aux listes communes avec les socialistes aux prochaines régionales et européennes. Errare humanum est disait Pascal avant d’ajouter : perseverare diabolicum.. Roulés dans la farine par Mitterrand, à maintes reprises, puis par Jospin, à la mesure de ses moyens, les dirigeants du MRC mendient maintenant le droit de servir de paillasson à Hollande. Vieux routiers de la politique, ils confondent depuis trop longtemps les moyens et les fins pour se remettre aujourd'hui en question. Leur seule obsession : les postes d’élus… Comment feraient-ils autrement ? C’est ce qui les fait vivre, qui finance leurs presse, leurs campagnes… Héroïnomanes de l'"union à gauche" ils ne tirent leur peu de force que de ce qui les détruit de l'intérieur. Réduits à leur réalité militante, ils auraient peine à aligner plus d’une banderole, mélancoliquement, en fin de cortège, derrière Lutte Ouvrière ou la CNT qui ont au moins compris que le vrai poids d’un mouvement politique est celui de ses militants.
Ce désastre politique a pour infrastructure un séisme socio-économique : Basculement d’un capitalisme (fordisme, productif, social…) à un autre (financier, spéculatif, transnational...). D’un prolétariat (les ouvriers d’industrie) à un autre (les forçats du tertiaire). D’un ordre mondial (celui de l’équilibre de la terreur) à un autre (la terreur unilatérale des États-Unis). D’une utopie (le communisme) à une autre (mais laquelle ?). Une immense fracture historique s’est ouverte voici vingt ans sous nos pieds ; les partis du passé s’y engloutissent (le PC, les gaullistes…) ou s’y adaptent – du côté du manche, bien sûr.
Nos générations sont celles de l’échec, où la technologie et la société roulent en sens inverse, où l’on traite de « conservateurs » les défenseurs de la protection sociale et où les guerres sont « humanitaires ». Chacun se replie dans sa casemate en espérant que la peste libérale l’épargnera, les plus courageux se fossilisent au milieu du dernier quarteron de leur syndicat ou de leur association.
Quelques uns cependant défrichent laborieusement les chemins de l’alternative, mais ceux-là subissent le poids de ces décennies de plomb ou chaque année était pire que la précédente. On les rencontre ici et là, sur les forums d’internet, dans les groupuscules qui alimentent naïvement les manifestations de tracts vengeurs, dans quelques pamphlets de librairie… Très certainement leur nombre et leur virtualité est considérable, mais ils sont impuissantés par leur dispersion et paralysés par l'immensité du travail de réflexion, de refondation idéologique qui s’impose à ceux pour qui la construction d’une alternative au capitalisme ultralibéral est autre chose qu’un discours électoral.
C’est en effet par le niveau doctrinal qu’il faut commencer, car c'est bien là que se situe la carence la plus béante. Sans objectifs communs, sans "vision du monde", la révolte social se cantonne aux combats d'arrière garde, voire nourrit les fausses alternatives, de Tapie en Le Pen...
Suggérons l'ébauche d'un programme de réflexion pour l'ère nouvelle :
- Reformuler la lutte des classes : le marxisme bricolé par le PCF et revisité par la rue d'Ulm ne permet plus d'analyser les sociétés capitalistes contemporaines ; et pourtant le conflit prolétariat-bourgeoisie structure plus que jamais le cours de l'histoire. Quelle actualisation de la pensée marxienne ?
- Domestiquer le marché : Comme l’argent, le capitalisme est sans doute un bon serviteur, mais un mauvais maître. Quels instruments mettre en place pour le subordonner définitivement au politique, c'est-à-dire à la démocratie ?
- Restaurer la Nation, c'est-à-dire l’espace du choix collectif, en donnant corps à une citoyenneté menacée par l'européisme, l’individualisme bourgeois et les communautarismes. Comment concilier la mondialisation de la production et la liberté de chaque nation dans ces choix politiques et sociaux. ?
- Repenser l'ordre mondial : Comment se dépêtrer de l’Union Européenne ? Comment s'émanciper de l'imperium américain ?
- Révolutionner le champs politique : Quelle stratégie pour construire une opposition au Cerbère tricapité - L'UMP-PS-FN ?