Mai 2008
I. La Chine et nous
En 1905 le gouvernement chinois abolit le supplice qui consistait très officiellement a tronçonner « vivants » les condamnés à mort. Or, c’est à partir du moment où la Chine cessa très lentement d’être un pays archaïque que l’Occident, dans un mouvement comparable à « l’orientalisme » pour le monde arabe, commença à voir la Chine avec des lunettes opportunément déformantes.
Le contact avec cet univers issu de plusieurs millénaires de civilisation et l’amateurisme des premiers curieux débouchèrent sur un mélange détonnant de fascination et de répulsion à l’encontre de l’empire du Milieu. Empire qui, se considérant toujours comme le centre du monde, ne fit guère d’efforts pour s’expliquer.
Après la « découverte » de supplices qui n’avaient plus cours l’Occident se trouva hypnotisé par le maoïsme. Là aussi, par les élites essentiellement, et sans y connaître grand chose, des Occidentaux furent attirés par le Grand Timonier avant de devenir de fervents anticommunistes : d’un extrême on passait à l’autre en évitant, au passage, de comprendre quoi que se soit à la réalité chinoise.
La réalité est bien plus prosaïque et terre à terre, les Chinois ne sont pas des extraterrestres et leur civilisation, pour brillante et originale qu’elle soit, n’échappe nullement aux sciences humaines.
De la fin de l’empire en 1911 aux JO de 2008 on a un phénomène classique de modernisation d’un pays qui est simplement le plus peuplé du monde : à l’image de la Russie d’hier et de l’Inde de demain on a un État qui s’est réformé très lentement entre des épisodes violents sur fonds d’interventions impérialistes multiples (Japon, Russie, Europe se partagent les régions riches de la Chine des décennies durant). Le parti communiste chinois d’hier et d’aujourd’hui est le fruit d’une association entre les élites rurales et urbaines de la Chine en lutte contre les puissances étrangères en cheville avec des féodaux « retournés » pour piller le pays.
Il n’y a donc pas de fascination ni de répulsion spécifique à avoir face à la Chine : pas plus barbare que l’Occident, pas plus « sensuelle » pendant la colonisation, pas plus capitaliste que l’Occident aujourd’hui la Chine fait face aux défis de la modernisation qui a ses bons côtés avec une hausse moyenne et générale de la production et du niveau de vie mais aussi les stigmates d’une modernisation qui génère ses perdants : chômeurs, exclus de la propriété, marginaux urbains, obèses, drogués, etc.
C’est de cette vision binaire qu’il faut se méfier sur la Chine et la question tibétaine est le dernier avatar du rapport symbolique entre Occident et Chine.
II. Que se passe-t-il vraent au Tibet ?
La réalité vécue par les Tibétains n’est pas rose, elle est aux antipodes de notre vécu de pays développé et libéral : outre la géographie implacable (le pays est recouvert de hautes montages) la réalité sociale a très longtemps été marquée par un archaïsme et un féodalisme que les sourires du dalaï-lama cachent assez mal.
Quand la Chine s’empare politiquement de cet immense espace qu’elle a toujours influencé le but est de se prémunir contre les pays voisins qui lui sont potentiellement ou réellement hostiles (empire britannique ou soviétique). Il est aussi question de « libérer » le Tibet de son arriération et d’abolir le servage qui fonctionne au bénéfice des moines.
Le jeune dalaï-lama au début favorable à un rapprochement avec Pékin finit par fuir et professe aujourd’hui un discours d’une étonnante modération mais qui est fréquemment récupéré par les adversaires stratégiques de la puissance chinoise. Cela rappelle I. Rugova au Kosovo qui fut un réel modéré mais qui fut manipulé puis dépassé par les agents des États-Unis, l’UCK. On connaît le résultat de leur guerre de « libération »…
Intégré de force à une Chine très brutale et elle-même secouée par la « révolution culturelle », le Tibet ne se développe pas et subit même les affres d’une politique hostile à tout ce qui n’est pas purement « révolutionnaire » : les années 70 voient ainsi les marxistes hétérodoxes, les intellectuels et autres minorités religieuses ou ethniques souffrir de la confusion des années 60…
Il en va tout autrement à partir des années 80 quand la Chine décide d’adopter des méthodes de développement plus classiques, c’est à dire en ouvrant certains espaces de la Chine au commerce international. Si les années précédentes avaient vu le PCC restaurer un État indépendant et relativement opérationnel les « réformes » connectent de nouveau la Chine au reste du monde et instaure un capitalisme d’État qui va à la fois augmenter les inégalités mais aussi créer des richesses nouvelles. Dans cette nouvelle donne les minorités officiellement reconnues bénéficient d’une relative tranquillité (par exemple la limitation des naissances de les concerne pas) mais aussi des défis du nouveau capitalisme : l’industrialisation, le commerce, le développement de circuits commerciaux dans tout le pays sont un défi autrement plus délicat à gérer que les poussées violentes de la « révolution culturelle »…
Ainsi au Tibet des millions de chinois déplacés par les mutations de l’économie sont venus s’installer dans cette province afin de bénéficier du développement inédit de la région qui profite de son carrefour naturel et des fonds du centre qui cherche, précisément, à réduire autant que faire se peut les écarts entre les provinces côtières qui sont intégralement mondialisées et les périphéries arriérées. Cela explique la violence des émeutes qui ont visées les « gagnants » de la situation c’est à dire les commerçants chinois et musulmans vus comme des « profiteurs » alors qu’ils étaient simplement ceux qui ont put ou su profiter de l’essor de la province qui partait, rappelons-le, de très bas.
En moyenne et sur la durée les conditions de vie au Tibet sont donc moins misérables qu’avant l’intégration à la Chine et moins dures qu’à l’époque de la « révolution culturelle », mais le choc actuel n’est qu’un avatar de la modernisation de toute la Chine qui doit gérer localement comme globalement les défis de cette mutation définitive au rang de grande puissance.
En Chine l’histoire avance et pas toujours dans le bon sens, or, au Tibet se combinent plusieurs éléments de déstabilisation : le pouvoir central n’est finalement pas le maître absolu du territoire, les responsables locaux du PCC ont tout intérêt à jouer la carte de la répression alors que les autorités de Pékin sont plus souples… Ensuite la modernisation de toute l’économie chinoise bouleverse cette province aux équilibres fragiles, ainsi l’arrivée du train à Lhassa est-elle une victoire technologique et une pompe à devise via le tourisme, c’est finalement cela qui éteint complètement le rêve d’un paradis spiritualo-féodal et non le « génocide » culturel voulu par la Chine.
Au niveau de la géopolitique, quelques francs-tireurs du néo-conservatisme, obsédés par la suprématie de l’Occident, profite de cette situation objectivement tendue pour critiquer la Chine comme puissance rivale de l’Occident en général et des États-Unis en particulier. C’est le cas de « reporters sans frontières » qui accepte de l’argent des États-Unis pour critiquer les cibles de Washington en épargnant systématiquement Bush. Avec la Chine le jeu américain est très paradoxal : si Pékin ne souhaite nullement concurrencer Washington dans sa sphère d’influence, la Chine refuse en échange de céder du terrain dans son espace qui couvre quasiment toute l’Asie. Dès lors, pourquoi un tel silence du coté des néo-conservateurs actuellement au pouvoir autour de Bush ?
III. Le XXIe siècle sera-t-il chinois ?
Le candidat Mac Cain qui représente les lobbies militaro-industriels aux États-Unis est muet sur la question. De même l’équipe Bush est restée plutôt discrètement derrière le dalaï-Lama. Cette situation surprenante de la part de « démocrates » oligarchiques spécialistes des interventions « démocratiques » est facilement explicable : plus encore que la Russie la Chine est une puissance incontournable : sans la complicité de Pékin qui rachète les dettes des États-Unis, les guerres de Washington ne serait tout simplement pas possible et l’économie plongerait davantage encore : les États-Unis achètent massivement les produits industriels chinois avec l’argent avancé par les banques chinoises qui, du reste, investissent au États-Unis...
Déjà Clinton en 1996 avait, dit-on, touché de l’argent chinois pour sa campagne… Pour le moment les élites des deux pays sont donc bénéficiaires d’un modus videndi qui préserve un équilibre à court terme, mais cette situation changera quand la Chine aura atteint sa vitesse de croisière comme puissance mondiale. Pour l’heure la priorité est à la construction d’une puissance qui n’aurait plus d’angles morts à l’intérieur comme à l’extérieur avant de hausser le ton vis-à-vis du reste du monde.
Les historiens chinois considèrent que les XVIIIe et XIXe siècles ont été une parenthèse regrettable où l’Asie en général et la Chine en particulier a perdu sa suprématie naturelle sur le reste du monde. Il est vrai que dans bien des domaines l’empire du Milieu était en avance jusqu’au XVIIIe siècle. Les élites pékinoises sont donc logiquement nationalistes, décidées à tourner définitivement la page des guerres de l’opium et autres interventions scandaleuses des Occidentaux. Pour cela elles ont investit dans les JO, grand messe consumériste et mondialiste, une façon de sortir par la haut d’un face-à-face inégal avec les pays développés. Or, l’agitation de post-gauchistes est en passe de faire déraper ce consensus qui, dans le contexte actuel, est un moindre mal.
Mais déjà la bulle médiatique se dégonfle. La bonne bourgeoisie avec Rafarin à sa tête se confond en génuflexions devant le président chinois qui, grand seigneur, laisse même entendre qu’il causera avec le dalaï-lama…
Voilà où nous en sommes avant le prochain épisode.