Qui est vraiment le colonel Kadhafi ?
La Libye s’est donc révoltée contre son « Guide » au pouvoir depuis plus de 40 ans !
Même si le célèbre colonel est en passe d'écraser ses opposants c'est l’occasion de faire un portrait politique et historique de M. Kadhafi. Personnage aussi original que meurtrier il est néanmoins très intégré à la mondialisation depuis son passage du terrorisme tiers-mondiste à la collaboration ouverte avec les Etats-Unis.
Comme S. Gainsbourg dans le milieu de la chanson il est resté rebelle dans la forme et réactionnaire dans le fond…
1. Un « révolutionnaire » des années 70
Kadhafi n’a pas toujours été un tyran oriental inquiétant et apparemment désaxé. Quand il prend le pouvoir en 1969 il incarne la jeunesse arabe lasse des régimes soutenus par un Occident néo-colonial.
Avec quelques « officiers libres » (référence à Nasser au pouvoir en Egypte) il renverse une monarchie figée dans un passé colonial et traditionnel.
Nous sommes avant les chocs pétroliers et ce pays largement désertique n’intéresse presque personne depuis que les Italiens ont quitté cette rive sud de la Méditerranée (1951). Le pays trois fois plus grand que la France dépasse de peu le million d’habitants et le jeune colonel est un parfait inconnu.
Il en va autrement après les années 1970 quand le pétrole devient plus cher : la Libye devient alors une sorte d’émirat richissime et son dirigeant un homme qui compte... les pétrodollars ! Presque tous les pays industrialisés cherchent à vendre des marchandises à ces nouveaux saoudiens.
Le jeune colonel (il a 27 ans en 1969 !) est alors reçu par des hommes aussi respectables que le président Pompidou, mais on connaît très mal ce fils de bédouin qui, issu d’un famille modeste, est animé par un idéal arabe ancestral : l’éthique nomade. C’est une mentalité faite d’honneur, de fierté, de combat, de justice, de panache chevaleresque… Cela explique son aversion pour le colonialisme vu comme le parangon de la traîtrise occidentale qui a conquis le monde arabe à coups de ruses, de corruptions, traîtrises…Cela explique aussi ses discours de chef de tribu !
Dans les années 70 l'Occident courtise le jeune chef libyen...
Avec l’argent du pétrole qui arrose alors le pays il va améliorer le niveau de vie des Libyens et va soutenir la lutte souvent légitime des peuples écrasés par l’Occident avide de richesses naturelles. N. Mandela restera toujours un « ami » de Kadhafi, de même F. Castro ou H. Chavez aujourd’hui se sentent encore proches de cette figure du non-alignement des années 70. Il ira jusqu’à soutenir les indépendantistes corses (sic) ou même l’IRA pour montrer que les Occidentaux ne sont pas les seuls à savoir déstabiliser des pays lointains…
Cela explique les références courantes au mode de vie nomade (la fameuse tente), la récurrence de l'idée d'unité africaine ou encore la fréquence de la phraséologie « révolutionnaire ». Tout ça est avant tout une question de style…
Or, cette fierté et cette quête de justice internationale le mèneront à soutenir et organiser toute une kyrielle de groupes terroristes dans le plus pur style des années 70-80, c’est à dire des organisations minuscules mais spécialisées dans l’action violente, généralement voulue par des Etats… Il cherchera aussi sans succès à unir certains pays au sien et affrontera directement l’armée française au Tchad dans les années 80 pour le contrôle du centre du Sahara…
C’est cette politique « anti-impérialiste » qui aboutira aux responsabilités libyennes partielles ou larges dans plusieurs attentats (1988-89 : explosions d’avions civils américains et français). Or, le monde de la guerre froide où des Etats non-alignés peuvent jouer leur partition est en train de finir au tournant des années 90. Pour Kadhafi, c’est bientôt l’heure des comptes…
En 1986 les USA bombardent la Libye...
2. L’inattendu retour d’un paria prodigue
En 1986, l’administration Reagan bombarde la Libye en réaction à un attentat anti-américain à Berlin. Le raid fait 40 morts et Kadhafi échappe de peu à la mort. En rupture avec l’Europe et les pays arabes il réalise sa faiblesse et son isolement…
Suite aux attentats de 88-89 l’ONU décrète en 1990 un embargo sévère contre son pays : Tripoli peut vendre son pétrole mais ne rien acheter, de même l’argent ne peut quitter le pays, les aéroports sont désertés, etc. L’année suivante l’Irak de S. Hussein est ruiné sous les bombes américaines. Le colonel, âgé alors de 48 ans, comprend dans la douleur que sa politique de parasitage des puissances occidentales est un échec et qu’il est dans le viseur de la puissance américaine. C’est alors le début du grand virage…
Réalisant que les règles du jeu ont changé et que l’URSS n’est plus là pour lui vendre des armes ou le soutenir, Kadhafi propose discrètement puis franchement ses services aux anglo-américains : c’est d’abord la livraison de documents très précis sur des dizaines d’organisations classées « terroristes » par les USA. Des organisations peu actives mais toujours traquées par Tel-Aviv ou Washington. Le revirement est très apprécié aux Etats-Unis. Kadhafi souhaite avan tout devenir un anti S. Hussein !
Dans les années 1990 Kadhafi enferme des centaines d’islamistes réels ou supposés. En 1996 une mutinerie dans une prison peuplée de Barbus se solde par le massacre de pas moins de 1 200 détenus ! A cette époque des mercenaires avaient déjà soutenu l’armée libyenne aux performances médiocres et dont le colonel se méfie. Cela ne déplaît pas aux Occidentaux…
Kadhafi dénonce (bien avant 2001) les réseaux de Ben Laden, il dit les combattre aujourd’hui. Un groupe de djihadistes libyens existe bien. Dans la galaxie de l’islam le colonel est un adversaire farouche du wahhabisme, la version la plus sectaire de l'islam sunnite au pouvoir en Arabie Saoudite... En Libye la charia est très peu appliquée et les villes se modernisent avec des Femmes de plus en plus émancipées (voir lien).
Après 2001 Kadhafi cherche surtout à éviter d’être attaqué comme l’Irak, il décuple encore sa collaboration avec Bush et Blair : des prisons secrètes de la CIA sont installées en Libye où des « experts » locaux interrogent les suspects.
Kadhafi reste à peu près muet sur l’invasion de l’Irak en 2003. Pire, pour définitivement se distinguer des autres « Etats voyous » (Iran, Corée du Nord) il abandonne publiquement son programme nucléaire et ses armes chimiques. Blair et Bush s’en félicitent publiquement.
Le jugement de certains suspects libyens et de dédommagement énormes des familles de victimes des attentats de 88-89 aboutissement à la levée des sanctions de l’ONU : Kadhafi redevient un important acheteur de produits européens et états-uniens : Sarkozy et tous les autres dirigeants de l’U.-E. rencontrent le « Guide » qui achète des milliards de marchandises et fait travailler des millions d’immigrés du monde entier. Ses réserves sont alors estimés à plus de 300 milliards de pétrodollars.
Pour peu que son prestige de chef (d’Etat ou tribal) soit reconnu, toujours la fierté méditerranéenne, Kadhafi se montre très accommodant : dans les années 2000 il bloque franchement les flux d’immigrés africains qui cherchent à passer en Europe du sud. Berlusconi s’en félicite et « s’excuse » même pour la colonisation italienne.
Ses méthodes sont d’une brutalité extrême mais peu s’en émeuve en Europe, l’ancien parrain du terrorisme international est devenu un allié sûr contre les nouveaux périls du Tiers-monde, à savoir Ben Laden et l’immigration massive. Ses déclarations fracassantes, le scandale des infirmières bulgares accusées à tort ou encore ses différends très personnels avec la Suisse n’empêchent nullement les affaires de se conclurent car le Kadhafi des années 2000-2010 est bien plus sûr et sage que les "alliés" saoudiens ou pakistanais… A la veille de la révolte les officiels us considéraient Kadhafi comme loufoque mais bien utile (d'après les cables diplomatiques révélés par Wikileak).
A la fin des années 2000, tous les chefs d'Etat occidentaux courtisent ouvertement Kadhafi
3. Un tyran en sursit ?
Dans cette folle ambiance faite de contrats records et d’attitude pro-occidentale, personne ne veut voir la réalité des libertés en Libye. Les défenseurs des droits de l’Homme prêchent dans le vide pendant que les affaires continuent. Ainsi aucun parti politique n'est autorisé... Seul son fils Saïf-al-Islam cherche à mener à bien quelques réformes économiques et politiques mais les obstacles sont nombreux et les querelles entre frères fréquentes. Cela n'empêchent pas le FMI de DSK de féliciter la Libye (lien).
Or, le pays est le moins moderne de la région : sans économie de rente la Tunisie et l’Egypte voisines sont bien plus connectées au monde moderne. Malgré des avancées sociales payées par le pétrole (éducation, santé pour les seuls libyens) la société reste encore attachée aux coutumes nomades traditionnelles, c’est à dire des familles claniques élargies ou encore à un islam original et local, du coup, très anti-islamiste.
Le pouvoir de Kadhafi est comparable aux autres pays arabes : concentré dans une famille ou plus exactement un clan qui gère le pays comme sa propre tribu. On retrouve des conflits, des intérêts, des postures politiques différentes, mais tous font bloc contre les intrus qui voudraient avoir voix au chapitre dans les affaires publiques.
Comme Moubarak et Ben Ali Kadhafi prend toutes les décisions importantes seul et se coupe de la très grande majorité des libyens ordinaires qui subissent le poids d’un clan, même généreux.
C’est cet équilibre fragile subventionné par l’argent du pétrole qui a volé en éclat début 2011 quand le « Guide » (69 ans actuellement) s’est trouvé contesté par tous les écartés du pouvoir... Or, le retournement militaire du mois de mars est assez logique : face à des opposants désorganisés et sans projet politique alternatif l'argent et les militraires du régime ont eu tôt fait de reconquérir le territoire perdu...
Seul l'acharnement militaire de Sarkozy-Cameron a réussi à liquider le Colonel.
Tyran pour les uns, patriote social pour les autres Kadhafi sera sans doute les deux devant l'Histoire. Reste à constater le prix que devra payer l'Occident pour se débarasser de cet étrange allié... Rappelons que Paris et Londres ont pactisé ouvertement avec les islamistes locaux et que ces derniers ont... rétabli la charia que Kadhafi avait proscrite.
Le cauchemar de Kadhafi ? Finir comme S. Hussein !
Dans l’un des pays pétrolier les plus riches du monde, c’est une situation explosive eu égards aux intérêts européens, états-uniens, Chinois et arabes dans la géopolitique du XXI°s. Le risque d’une « irakisation » du pays n’est pas à négliger car les ingérences étrangères et le tribalisme menacent…
Pour aller plus loin :
- condition des Femmes en Libye (lien)
- Tunisie, Egypte... Révolutions impossibles ?
- l'Egypte ou le chaos du développement