Alaa El-Aswany, un intellectuel rallié au coup d'Etat...
L'auteur de ce texte a vécu récemment plusieurs années en Egypte, au Caire. Il analyse les rapports entre les élites intellectuelles du pays et l'armée depuis l'éviction de Morsi et la brutale répression de ses partisans.
Au cœur des mystérieux développements que connaît la vie politique égyptienne, un mystère plus épais encore ne laisse pas d'étonner : les intellectuels qui avaient été le fer de lance des événements de janvier 2011 sont aujourd'hui les défenseurs presque inconditionnels de la reprise en main du pouvoir par l'armée et du renversement des Frères musulmans.
On se souvient d'Alaa El-Aswany, en Janvier 2011, défendant les thèses libérales, appelant au renversement de Moubarak, défendant l'institution en Égypte d'un état moderne, laïc. L'auteur s'était alors attiré de nombreuses condamnations de la part d'une partie de la bourgeoisie favorable au régime Moubarak. Mahmoud Husein, pseudonyme de deux littérateurs libéraux Bahgat El-Nadi et Adel Rifaat, avait été sur la même ligne que l'auteur de L'immeuble Yacoubian. Deux ans plus tard, Alaa El-Aswany explique dans de nombreuses émissions que le soutien à l'armée est la seule option. Idem pour Mahmoud Husein. Que s'est-il passé ?
Premier argument : les Frères l'ont cherché, ils méritent leur destitution. Cette allégation est fondée sur une analyse des événements qui ont suivi les premières élections libres d’Égypte. Les Frères auraient eu une gestion opaque, clientéliste, calamiteuse sur le plan économique du pays.
Second argument : ce n'est pas l'armée qui a renversé les Frères, c'est le peuple. Les auteurs rappellent en effet que l’Égypte a connu le 30 juin et les jours suivant des manifestations populaires monstres, appelant à la destitution de Morsi.
Troisième argument, parallèle au second : en Égypte, l'armée est une émanation du peuple et rien de plus. Les slogans entendus sur Tahrir, affirmant que le peuple et l'armée ne sont qu'un, avaient déjà eu cours en 2011 lorsque l'armée s'était déployée en centre-ville et que la police s'en était retirée, juste avant la chute de Moubarak. Ils ont été repris ces derniers temps, par les partisans du changement de régime.
Quatrième argument : les Frères ont rejeté toutes les offres de participation au processus de transition, après le 30 juin. Selon les auteurs, les Frères auraient systématiquement rejeté toutes le offres, pourtant généreuses, qui leur ont été présentées après leur renversement.
Cinquième argument : l'étranger, dont l'influence serait trop forte en Égypte, ne rend pas compte avec objectivité de ce qui s'est passé le 30 juin. Les médias étrangers auraient mal rendu compte de la situation égyptienne et donneraient une image déformée et trop positive des Frères (supposément soutenus par les États-Unis et les médias occidentaux) et dénigreraient à tort l'armée et son camp. Comme prolongation de cet argument, la dénonciation de l'influence des chancelleries étrangères sur la situation politique interne est largement dénoncée.
Chercher à nuancer son jugement,
c'est se faire immédiatement accuser de défendre les « terroristes »
Étant donné l'état d'hystérisation du « débat » politique en Égypte et la difficulté à vérifier finement les faits, il n'est pas facile de voir clair dans tout cela. Chercher à nuancer son jugement, c'est se faire immédiatement accuser de défendre les « terroristes » Frères musulmans...
Le premier constat, celui de la nullité des Frères aux affaires, est sans doute aussi le plus facile à admettre. Le programme économique des Frères était inexistant, leurs capacités à créer du dialogue et du consensus dans le paysage politique égyptien étaient trop faibles, les réflexes issus du fonctionnement clandestin de la confrérie ont fini par prendre le dessus. Pour être honnête, il faudrait aussi préciser que les Frères n'ont jamais eu la main sur l’État profond (l'armée a toujours été dirigée par un militaire du sérail, par exemple), que la crise économique depuis 2008 ne facilite pas le redressement du pays (il suffit de regarder l'état économique de la France...), que de nombreux libéraux n'ont jamais envisagé de discuter sérieusement avec les Frères, etc. Mais, il semble juste, néanmoins, de dire que l'expérience des Frères au pouvoir a été globalement très négative.
Ce constat d'échec des Frères, partagé par de nombreux acteurs politiques, aurait été (et a sûrement été) la cause première des manifestations populaires du 30 juin et des jours qui ont suivi. Par extension, de nombreux intellectuels égyptiens affirment que ces manifestations populaires ont été la cause de la destitution par l'armée de Morsi.
L'affirmation de l'identité de l'armée et du peuple
sert essentiellement, pour l'armée, à justifier sa prise de pouvoir
Dans une Égypte si prompte à expliquer la politique la plus banale par de grandes théories du complot, cette idée est étonnamment naïve car elle fait comme si l'armée n'était que le bras armé du peuple, et qu'elle ne pouvait poursuivre d'autres intérêts que ceux du peuple. Ici, dans la plus pure tradition nasserienne, l'affirmation de l'identité de l'armée et du peuple (idée dont les fondations remontent à Orabi, puis à la conscription généralisée et enfin à la propagande nasserienne, à l'époque où le régime militaire socialisant cherchait déjà à fonder sa légitimité en dehors des élections), sert essentiellement, pour l'armée, à justifier sa prise de pouvoir. Il est extrêmement intéressant de voir que des concepts hérités du temps long (d'Orabi au nassérisme) continuent d'avoir une influence majeure sur les événements actuels. Les couches successives de propagande, issues donc de régimes autoritaires, continuent d'être au centre de la construction de l'identité politique égyptienne contemporaine. Mahmoud Husein parle ainsi du mandat donné à l'armée par les manifestations populaires. On ne pourrait mieux illustrer la croyance dans l'idée d'une armée n'agissant qu'au nom du peuple, trouvant sa raison d'être non dans les élections mais en-deçà, dans la liaison quasi-surnaturelle qu'elle entretiendrait avec la « masse ».
La réalité, évidente pour tout observateur distancié et illustrée par de nombreux exemples historiques, est plus simple : l'armée, acteur central du pouvoir politique égyptien depuis 1951 poursuit des intérêts propres, essentiellement la perpétuation de son pouvoir, largement hétérogènes à ceux de la population. Les appels au peuple, l'affirmation de l'identité entre le peuple et l'armée, la dénonciation des influences étrangères sur la politique interne de l’Égypte sont des outils d'une propagande d'autant plus efficace qu'elle s'enracine profondément dans la culture populaire égyptienne. Il est étonnant que des intellectuels de haute volée ne voient pas cette construction historique. Ou plutôt, le fait de ces intellectuels ne considèrent pas comme pertinent dans l'explication de la situation actuelle cette construction historique montre que le réflexe nationaliste, issu des régimes autoritaires passés, reste plus puissant que celui de la déconstruction critique.
L'armée, avec une habileté politique dont le cynisme n'enlève rien à l’efficacité, a su profiter des manifestations du 30 juin pour pousser ses intérêts. S'appuyant sur la culture politique profonde d'une large partie des égyptiens, culture qu'elle a elle-même créée, et capitalisant sur le rejet réel des politiques menées par Morsi, l'état-major a réussi à reprendre un pouvoir qu'il n'avait jamais accepté de perdre. Par un retournement de situation impressionnant, elle s'est appuyée sur la force et l'ancienneté de la propagande, dont elle est à l'origine, pour donner sa forme à la perception que se font une large partie des égyptiens de la vie politique. Il est très remarquable que des intellectuels ou des hommes politiques pourtant très occidentalisés (comme El Baradei) aient joué le jeu de ce retour de l'armée, en posant à côté de Sissi le jour de l'annonce du renversement des Frères : c'est le signe de la prégnance extrême dans la culture quotidienne des égyptiens de cette idéologie politique. Voilà quelque chose de presque impossible à comprendre pour un français, que l'affaire Dreyfus, le militarisme de 14-18 ou la collaboration de 40-44 ont vacciné contre un nationalisme virulent, dont l'armée serait le ciment. Alaa El-Aswany comme Mahmoud Husein sont donc tout simplement des égyptiens, pétris au plus profond des réflexes politiques de leur pays.
L'armée a tout intérêt ce que la violence perdure
Pour autant un puissant motif d'inquiétude provient de ce que l'armée a aujourd'hui tout intérêt à pousser son avantage. En effet, comment mieux justifier l'instauration d'un régime dur qu'une guerre civile ? L'armée, garante par vocation de la défense de la patrie, a tout intérêt ce que la violence perdure : elle y trouve une puissante raison de rester au pouvoir. En vue de cette fin, une redoutable stratégie de délégitimation des Frères comme force politique est à l’œuvre. Ceux-ci, dans la bouche même de Sissi, ont été qualifié de « terroristes », une manifestation a même été organisée, à l'appel des généraux pour « donner mandat » (cf. plus haut) à l'armée d'agir contre les Frères. Or, c'est bien connu : « on ne négocie pas avec les terroristes », on les écrase, on les pourchasse, on les extermine. Reléguer une partie non négligeable de la population égyptienne, celle qui soutient les Frères, au statut de terroriste est très inquiétant. L'armée y trouve certes sont intérêt : elle a ainsi crée l'ennemi de l'intérieur qui justifie sa violence. Les risques sont pourtant immenses : le spectre de la guerre civile rode, le fait d'opposer des égyptiens à d'autres égyptiens laissera des cicatrices rendant d'autant plus difficile la construction d'une solution politique à la crise.
Il est intéressant de détailler un peu les processus par lesquels cet ostracisme d'une composante de la société politique égyptienne est justifié. S'appuyant, là encore, sur des représentation très ancrées en Égypte, les arguments développés par le pouvoir et certains médias ont pour objectif de faire passer les Frères pour de « faux égyptiens », des agents à la solde de l'étranger, qui n'aimeraient ni ne serviraient vraiment leur pays. L'arsenal le plus classique est ici mobilisé. Les Frères seraient en même temps à la botte des américains, noyautés par des groupes terroristes comme Al Qaeda, financés par des puissances ennemies, infiltrés par des étrangers (le Hamas, les syriens, etc.) et, bien sûr, vendus à Israël. Ces épouvantails sont agités périodiquement dans la presse égyptienne et il est toujours étonnant de constater qu'ils gardent une certaine efficacité. Inutile de réfuter point par point ces arguments, car là n'est pas le fond du problème (il suffit de signaler, par exemple, que l'aide militaire américaine n'a pas été interrompue après le 30 juin, que seuls les exercices conjoints avec l'armée égyptienne ont été annulés et que cette aide profite par définition à l'armée et donc à la répression!). Dans tous les cas, dès lors que les Frères ne sont plus de vrais égyptiens, l'armée est justifier à les frapper sans ménagement.
L’Égypte est dans une impasse politique. Les intellectuels qui devraient alerter l'opinion des risques de guerre civile ou de chaos prolongé peinent à penser en dehors des cadres de compréhension nés de 50 années de propagande militaire.
Les puissances étrangères semblent avoir peu de poids pour faire plier les militaires
L'armée ne cédera pas : elle peut s'appuyer sur un soutien populaire puissant, entretenu par les médias, calcifié par les vieux réflexes de la culture politique égyptienne. Les puissances étrangères semblent avoir objectivement peu de poids pour faire plier les militaires, contrairement aux fantasmes véhiculés par les deux camps. Il est sûrement déjà trop tard pour rêver à une réconciliation nationale : trop de morts, côté Frères, encombrent la route vers le compromis. Il n'est pas moins inutile d'imaginer ce qu’aurait pu être la seconde vague révolutionnaire, anti-islamiste, issue des manifestations du 30 juin (même si tout de même...), si elle n'avait pas été reprise en main par l'armée. La clé de l'avenir politique de l’Égypte est donc … dans les mains des Frères...
S'ils décident de se lancer dans la confrontation frontale, le pire adviendra. Si le réflexe de clandestinité (très fort dans une confrérie longtemps interdite et persécutée) l'emporte, il est possible qu'ils fassent le dos rond, qu'ils redeviennent largement invisibles. Mais il est certain que, même dans cette seconde hypothèse, l'humiliation qu'ils ont subi les poussera dans la voie des attentats, de l'entretien d'une tension violente en Égypte.
L'enjeu profond du débat n'est donc pas de défendre ou non les Frères, qui de toute façon n'ont pas su gérer le pays. Il s'agit d'éviter à l’Égypte de sombrer dans la violence. Et il est probablement déjà trop tard.
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