un déclin certain
Avant l’empire russe il y a eu la Russie.
De même que l’origine de la France se situe dans le bassin parisien l’origine de la Russie est quelque part à l'est de l'Europe entre les territoires russe, ukrainien et polonais actuels.
De cette région plate soumise aux invasions (tatare, mongole…) a émergé un État qui s’est lentement structuré avant de conquérir ses voisins. Il en a émergé un empire durablement installé après le règne de Pierre le Grand : asservissement intérieur, fronts extérieurs, voilà le logiciel impérial que l’on retrouve dans tout empire. Cowboys ici, cosaques là.
tout empire est soumis à de fortes tensions
Le fonctionnement impérial diffère du fonctionnement étatique classique : le fédéralisme des États-Unis n’est pas celui de la Suisse. Un empire domine mais aussi intègre des éléments disparates, hostiles, différents. Le centre est souvent le seul lien entre des morceaux sans autre rapport qu’un pôle dominateur. De ce fait tout empire est soumis à de fortes tensions centripètes (querelles au sommet) et centrifuges (séparatismes) et surtout à la concurrence d’autres empires. L’empire russe n’échappe pas à cette loi de l’Histoire.
Comme la Chine ou les USA l’empire russe n’est pas menacé dans son existence, son ancienneté et ses armes atomiques lui assurent un avenir, mais de ses origines à aujourd’hui il y a eu plusieurs phases dans son histoire : aux dynamiques conquérantes ont succédé des épisodes d’écroulements. Ni vainqueur ni vaincue en Ukraine la Russie est-elle sur le déclin ou au contraire en expansion ? Est-elle un animal blessé ou une bête enragée ?
Pierre le Grand
XVIII°-XIX°s, l’empire triomphant
A la mort de Pierre le Grand en 1725 l’empire russe est installé : ouvert sur l’Europe avec Saint-Pétersbourg il conteste la puissance ottomane au sud et avance en Asie (vers 1740 Béring explore le détroit qui relie Asie et Amérique). Des colons russes iront jusqu’en Californie en passant par l’Alaska ! Géant démographique il participe au partage de la Pologne et défait Napoléon. C’est l’archétype de l’empire triomphant, il subit néanmoins ses premières tensions « modernes » (nationalismes, socialismes, terrorismes...). Mais les réformes sont insuffisantes : en 1905 le Japon bat la Russie et il en découle des troubles révolutionnaires qui l’emportent avec la guerre en février 1917. Débute alors la « révolution » qui va désorganiser l’empire. Peu d’empire survivent à des défaites militaires...
l'abîme de la guerre civile
1917-1943 : guerres civiles
Le bolchevisme puis le communisme stalinien sont avant tout des régimes hyper-violents qui poursuivent la guerre civile débutée en 1917. Ils modernisent à marche forcée l’empire qui a perdu quantité de territoires après 1918 (Brest-Litovsk), il reculera encore après l’agression hitlérienne de 1941. Cette période de profonds bouleversements centralise le pays. L’ensemble s’urbanise et on investit massivement dans toutes les technologies militaires qui assureront la restauration d’une sphère d’influence après 45, mais le coût humain se révélera exorbitant : la guerre civile des années 1917-21 fera 6 millions de morts, les années 30 à peine moins et la guerre plus de 20 millions… Moins meurtriers les conflits impliquant les USA ou la Chine n’ont pas autant hypothéqué la population.
l'empire jusque dans l'espace
1943-1979 : l’empire mondialisé
C’est la victoire de Stalingrad puis les accords de Yalta qui redonnent à l’empire sa place de superpuissance. Après 45 l’URSS est même une superpuissance de rang mondial, elle détrône le vieil empire chinois et profite de la décolonisation des empires britannique et français.
Profitant de ses gains extraordinaires après 45 et d’une foi communiste très populaire l’URSS sait aussi que l’éventualité d’une guerre atomique est une menace existentielle. Jusqu’en 79 elle refusera tout affrontement direct comme en Corée. Étendu bien au-delà de ses zones traditionnelles l’empire russe soviétisé ne peut se satisfaire d’une armée pléthorique comme assurance-vie, la guerre froide est avant tout une guerre qui se déroule partout sauf sur les champs de bataille. Loin de Stalingrad l’URSS perd vite de sa superbe notamment après l’écrasement des révoltes en Hongrie et en Tchécoslovaquie, de plus l’économie soviétique se mondialise avec ses échanges entre alliés ou encore par le commerce international.
Il en ira ainsi jusque dans les années 1980 où une suite de retards technologiques entraîne à nouveau une faillite économique puis politique. Ce n’est pas un hasard si l’invasion de l’Afghanistan est un échec patent. Le bourbier afghan est un peu un autre 1905, la suite est assez logique : comme sous Nicolas II les réformes s’enchaînent pour mieux échouer sur fonds de mécontentements et désenchantements généralisés. A noter que l’empire n’est plus un géant démographique : à la fin des années 80 la natalité passe sous la barre des deux enfants par famille, E. Todd y verra un signe de la prochaine « chute finale » (son livre de 1976).
Eltsine = ruines
1979-2000 : décennies de chaos
Finalement la liquidation de l’URSS en 1991 n’est qu’une étape dans la décomposition débutée en 1979. Elle s’achèvera avec la victoire de Poutine lors de la seconde guerre de Tchétchénie en 2000 (la première avait été perdue par Eltsine entre 1994 et 1996).
La riposte victorieuse à l’attaque de la Géorgie en 2008 apparaît comme le retour d’une certaine puissance russe dans son « étranger proche », une puissance qui interroge aujourd’hui.
Arrivé aux affaires en 1999 Poutine est un inconnu à la tête d’un État en faillite dépecé par des d’oligarques baroques. Il cherche des partenariats pour exister tout en ayant comme seule méthode le logiciel tchéquiste. Il n’a alors rien d’un tsar moderne et arbitre comme il peut les différends entre chefs mafieux qui l’ont imposé à Eltsine. Sa volonté de dialoguer avec l’Ouest se heurte à la dynamique de la superpuissance us qui bombarde Belgrade en 1999, attaque l’Irak sans raison en 2003 et aide Sarkozy à renverser Kadhafi en 2011. L’ennemi commun djihadiste ne permet pas vraiment à la Russie d’accepter l’extension de l’OTAN à l’est. En 2007 il explique à Munich pourquoi il ne considère plus l’ouest comme un partenaire fiable. Vu comme un géant aux pieds d’argile personne ne tient compte de cette mise en garde...
Financée par des pétro-dollars mais en bute à un déclin démographique déjà ancien la Russie poutinienne hésite entre militarisme et partenariats. Mais avec qui s’associer ? L’UE est vue comme un double de l’OTAN. Les USA sont perçus comme hégémoniques et la Chine est aussi un empire rival de la Russie.
en 2014 l'Ouest est encore le principal client
La riposte à l’attaque géorgienne en 2008 est jugée positive à Moscou : des portions de territoires sont satellisés par la Russie et le reste du monde est resté coi. C’est cette stratégie qui est alors appliqué à l’est de l’Ukraine : soutenir activement des régions séparatistes russophones à l’est. En 2014, au sud, la Crimée est annexée sans réellement mobiliser l’Ouest encore principal client de Moscou.
Secoué par un covid qui fait plus d’un million de morts Poutine décide d’accélérer dans sa politique de restauration d’un espace impérial en franchissant les frontières ukrainiennes en février 2022. Peut-être considère-t-il que le plongeon démographique aggravé par la pandémie empêchera toute action future. Le modèle est sans doute la Géorgie qui est, après 2008, démembrée et avec à sa tête des dirigeants sous contrôle de Moscou. Mais l’Ukraine est trop proche de l’OTAN et des intérêts européens pour être abandonnée. La résistance est si massive et le soutien occidental si important que l’invasion est un demi-échec : à la quantité russe s’oppose la qualité occidentale. Le coût humain de l’occupation des territoires envahis est immense. A l’échelle mondiale les sanctions coupent rapidement la Russie de ses gros clients ouest-européens et des centaines de milliards d’avoirs russes sont bloqués, la bourse de Moscou perd 40 % et les budgets de la défense en baisse depuis 1991 redécollent à l’ouest. Les pertes russes se comptent par centaines de milliers et environ un million de jeunes émigrent. Depuis 2020 ce sont donc environ 3 millions de russes qui ont disparus du pays. La politique de restauration de marches protectrices se heurte à la réalité d’un pays immense mais sous-peuplé et surtout sans éléments de la puissance du XXI°s : où sont les chercheurs ? Les multinationales ? Les alliances ? Les capitaux ? La puissance militaire russe dépend-elle des obus iraniens et nord-coréens ? Quand les États-Unis inventaient internet puis Google la Russie exportait du gaz et du caviar. Pour le moment l’économie de guerre génère croissance et emplois : les commandes d’État, les soldes comme les indemnités aux familles de soldats tués cachent un retard prodigieux dans le dur de l’économie de demain.
un retard prodigieux dans le dur de l’économie de demain
Si la Chine et l’Inde achètent le brut russe (à prix réduits) aucun de deux géants asiatiques ne veut ni ne peut soutenir l’aventure ukrainienne aux antipodes de leurs intérêts géopolitiques. La Biélorussie est un allié qui voit sa population baisser depuis 25 ans. Plus grave encore pour le futur, l’ensemble de l’Europe est désormais en butte à la Russie. Avant 2022 l’Allemagne et même la France étaient des acheteurs de matières premières russes. C’est désormais terminé. Les réseaux de politiciens discrètement ou franchement stipendiés par la Russie (Fillon, Schröder...) sont has been.
Pire pour la Russie : l’OTAN a profité de la stupeur de février 2022 pour s’étendre encore davantage, une défaite stratégique pour une Russie plus encerclée que jamais. Dans le reste de « l’étranger proche » la guerre de 2022 a détourné Moscou de ses bases : par exemple les Azéris ont facilement battus l’Arménie en 2023 pourtant traditionnellement soutenue par la Russie...
Si Poutine subventionne tous les partis anti-système c’est peut-être aussi pour voiler les doutes des élites russes. Après 91 les oligarques investissaient leur trésor dans les banques de l’ouest et ce jusqu’aux USA (où les filles de Poutine faisaient des affaires). Après 2022 ces barons voleurs ont dû « choisir » sous peine d’être suicidés, ils ont déjà été « convaincus » de subventionner le président et son proche entourage. Jusqu’à quand ?
Et que dire de l’aventure Prigojine ? Une armée est-elle puissante quand elle a besoin de sous-fifres incontrôlables ? Et Navalny ? Est-on fort quand on se sent forcé d’assassiner un opposant seul et embastillé ?
Dans l’Histoire l’armée russe l’a toujours emporté en sacrifiant d’énormes effectifs et en s’appuyant sur plusieurs alliés (contre Napoléon ou Hitler), c’est désormais impossible.
Conclusion : défis et déclins
Tyran oriental désormais accompli Poutine était dans les années 2000 un patriote soucieux de sauver son pays, on reconnaît là l’évolution tragique d’un Henri VIII.
Le chaos post-91 a traumatisé les Russes comme jadis les suites de 1917. Sa politique de sauvegarde de l’empire, inscrite dans la longue histoire du pays, était compréhensible face à une OTAN en extension mais l’Ukraine n’est pas la Géorgie.
Les méthodes comme les résultats obtenus deux ans après le début de la guerre sont plus que mitigés. Mise au pas, embrigadée et vieillissante la population russe est plus spectatrice d’un show réactionnaire qu’actrice d’une conquête. Sous l’URSS on ignorait plus le PC qu’on le soutenait ou le détestait. Mourir en Ukraine apporte moins que développer l’ordinateur quantique. Sur le front les Russes sont d’ailleurs sous-représentés par rapport aux porte-flingues sous contrats (Syriens, Népalais ou Indiens) ou périphériques (Tchétchènes). Notons que les USA faisaient de même en 2003 en Irak : mercenaires et immigrés bouchaient les trous ! Succès assuré.
Un empire peut espérer se renouveler avec Nvidia, Google ou Meta, des majors liées à une armée us forte d’un budget d’environ 700 milliards de dollars. La Russie doit faire avec sept fois moins de ressources et subit une émigration quand les autres empires attirent toujours les talents. Peut-être cela explique-t-il l’habitude pour le Kremlin d’utiliser la piraterie informatique. Un terrorisme soft face à un Pentagone surpuissant ?
Comme en 1979 l’attaque de l’Armée est plus un signe de fragilités interne et externe qu’une dynamique conquérante même si le narratif de Moscou et de Washington converge étonnamment dans le sens contraire...
Nos pages géopolitiques