Alain Chevalérias (2013)
"l’Etat Islamique n’est rien d’autre qu’un groupe armé"
D. Gorteau : Pour vous, qu’est-ce que l’ « Etat Islamique » ? Un groupe armé ? Un groupe terroriste ? Une région sunnite séparée de l’Irak ? Autre chose ?
A. Chevalérias : D’habitude, je préfère utilise l’expression Daech, acronyme en arabe des mots Etat Islamique. D’abord, et contrairement à ce que ses chefs voudraient nous faire croire, ce n’est pas un Etat. Ceci pour une raison simple : le prétendu Etat Islamique n’est pas reconnu de jure par la communauté des Etats, réunie aujourd’hui au sein des Nations Unies. Sans en arriver même à cette étape, pas un seul pays aujourd’hui ne le reconnaît. Serait-il pour autant un califat ? Le titre califal n’entre pas dans nos catégories juridiques occidentales. C’est donc à la tradition musulmane qu’il faut se référer. D’abord, rien dans le coran ou dans les propos authentiques de Mahomet rapportés par ses compagnons n’impose aux musulmans de se donner un « calife ». Pendant des siècles, habitude a seulement été prise par les musulmans de se donner un chef (1), plus politique que religieux (2), le calife. Ce n’est donc pas une obligation religieuse. Ensuite, dans l’histoire, sauf quand rarement le titre a été pris de vive force, le calife devait jouir d’une certaine légitimité, consacrée par la reconnaissance de la population, sinon des notables. Or, si aujourd’hui, du Maghreb à l’Afghanistan, « l’Etat Islamique » a des partisans qui le soutiennent, force est de constater qu’ils sont un nombre infime. Le sentiment de rejet qu’il inspire aux musulmans est bien plus généralisé que la fascination fanatique qu’il inspire à cette infime minorité. Ces deux constats amènent à conclure que l’Etat Islamique n’est rien d’autre qu’un groupe armé. Mais est-il terroriste ? Nous n’imposerons pas au lecteur une fastidieuse réflexion sur le sens du mot terroriste. Qu’il suffise de noter que l’Etat Islamique exécute des populations civiles ou des combattants désarmés en raison de leurs appartenance religieuse, raciale ou politique. Par ce moyen, il cherche à imposer son autorité ou à provoquer des exodes en masse. Il recourt aussi aux attentats-suicides qui touchent des populations civiles. Cela suffit donc pour dire que, recourrant à des techniques terroristes, l’Etat Islamique est un groupe armé et terroriste.
un "fait d'arme" de Daesh...
"recourrant à des techniques terroristes, l’Etat Islamique est un groupe armé et terroriste."
D. Gorteau : Quand vous êtes-vous rapproché du théâtre des opérations syrien ? Qu’y avez-vous constaté ?
A. Chevalérias : D’abord, pour le moment, et ce depuis le début de la Révolution, je ne me suis pas rendu en Syrie. Je n’ai fait que rencontrer des réfugiés, des combattants et des politiques syriens de l’opposition, beaucoup plus rarement, proche du pouvoir en place. Sinon, je me suis intéressé dès le début au soulèvement contre le régime en place. Il était en effet alors raisonnablement indépendant idéologiquement des puissances étrangères et, alors non-violent, mettait en évidence toute une richesse politique en gestation. Ceci par réaction contre le la tyrannie des Assad mais aussi en se démarquant de l’islamisme politique des Frères musulmans (3). Rapidement, les désertions de militaires sont devenues si importantes que, si la Russie et surtout l’Iran et le Hezbollah n’étaient pas intervenus, le régime aurait dû s’effondrer en quelques mois. Seul le groupe ethno-religieux auquel appartient le Président Assad aurait résisté, replié sur le « Jebel Alaouite », autour de la région de Lattaquié. La situation a ensuite crû en complexité. D’une part en raison des divisions entre les groupes armés et politiques de la Révolution, ensuite avec l’intervention des mouvements jihadistes. Ces derniers, faut-il dire, ont bénéficié de l’aide, sinon au moins de la neutralité bienveillante, de plusieurs pays comme la Turquie et certains Etats arabes. Le régime d’Assad lui-même a favorisé la montée en puissance de l’Etat Islamique, en libérant de ses prisons des jihadistes qu’il y retenait en 2011. Ces derniers on rejoint les rangs de leurs frères jihadistes en Syrie. On comprend que, par ce moyen, le régime d’Assad voulait diaboliser la Révolution syrienne.
D. Gorteau : Officiellement l’Etat Islamique souhaite conquérir le monde. Soit. Mais la concurrence entre groupes jihadistes est sévère. Pensez-vous que l’Etat Islamique a un avenir en dehors du secteur irako-syrien ?
A. Chevalérias : L’expansion à la planète est un fantasme Islamique commun à toutes les religions universalistes à commencer par les religions chrétiennes. Ce n’est donc pas ce qui fait l’originalité de l’Etat Islamique. En revanche, ce groupe armé génère des contradictions qui seront à terme mortelles pour lui. Toutes les analyser serait tâche trop ardue dans cette interview. On peut néanmoins en citer quelques-unes : l’Etat Islamique s’affirme musulman, pourtant il recourt à des méthodes contraire à l’islam comme les exécutions massives de chrétiens. Il veut fonder un Etat, mais il pratique une économie de prédation basée sur la destruction, contraire à la pérennité d’un Etat. Nombre de ses chefs se disent défenseurs de l’islam alors qu’ils ne sont pas des pratiquants assidus etc... Surtout, prétendant apporter l’unité de tous les musulmans avec le califat, en fait il divise un peu plus les musulmans, d’une part, les islamistes d’autre part. On a vu plus haut l’institution califale avoir besoin d’un certain unanimisme pour exister. Imposant une vision sectaire de l’islam, l’Etat Islamique provoque au contraire des réflexes de rejet puisqu’il refuse, jusqu’à les tuer, tous ceux qui n’acceptent pas son idéologie. Cet état de fait est renforcé par la compétition dans l’horreur qu’il a lancée avec les autres mouvements jihadistes. La peur qu’il génère se retourne contre lui, suscitant la volonté de l’occire de la grande majorité des musulmans, mais aussi des jihadistes concurrents, comme par exemple Al-Qaïda (4). A cela il faut ajouter un point important : l’Occident dispose d’une réserve de forces militaires basées sur la technologie qui, pour être insuffisante au sol, n’en est pas moins destructrice à partir du ciel. Or, un Etat pour se développer, a besoin d’un minimum de structures organisationnelles, de moyens de communication, d’énergie, de stocks d’armes et de munitions pour combattre etc... Tout cela représente des centres stratégiques qui sont des points de vulnérabilité. L’Etat Islamique, même s’il n’est pas un Etat, tend à s’organiser comme tel. Plus il s’organise, plus il est vulnérable face à l’Occident. Et, plus il s’organise, plus il fait peur à l’Occident, menaçant la stabilité mondiale. Comme on la voit déjà balbutiante, c’est une coalition d’une force la dépassant largement à laquelle l’Etat Islamique devra faire face. Sur la durée, lui restera éventuellement sa capacité de nuisance terroriste en reprenant la forme d’un groupe armé vivant dans la clandestinité. Mais à faible amplitude, compte tenu du peu de soutien dont il bénéficiera de la part d’éventuels Etats, et pour peu de temps. Même si votre question est pertinente, ce n’est pas à la survie de l’Etat Islamique que nous devrions nous attacher, mais à la survivance de l’idéologie jihadiste. Et là, comme pour le terrorisme, nous remontons à deux piliers : l’injustice etl’idéologie. Pour l’injustice, penchons-nous sur nos erreurs.Pour l’idéologie, elle est co-existentielle de l’islam et est née sous certaines des tentes des successeurs de Mahomet. Pour l’éradiquer, il faut l’instruction (5) et le recours à l’islam pour démontrer la fausseté des théories extrémistes.
"Les chrétiens seraient bien incapables de revendiquer
un territoire cohérent et continu en Irak ou en Syrie"
D. Gorteau : En Syrie comme en Libye ou en Irak les pays éclatent enchefferies rivales à base ethno-religieuse. Pour vous, est-cela fin des frontières et des Etats post-coloniaux ? Sur le longterme est-ce porteur d’avenir ou de conflit sans fin ?
A. Chevalérias : Nous n’en sommes pas encore à l’éclatement de ces pays, parce qu’il existe encore des habitudes et une volonté de vivre ensemble, qui se sont forgées en un siècle pour les pays duMoyen-Orient (6). Seuls les Kurdes pourraient saisir l’occasion pour chercher à fonder leur Etat. Néanmoins, si les troubles vont croissants, une recomposition des frontières du Moyen-Orient n’est pas impossible. Mais, d’une part, cette recomposition sur la base des ethno-religions serait difficile et douloureuse. En effet, les membres de ces différentes ethno-religions sont souvent très dispersés. On retrouve de leurs minorités partout. Les chrétiens, par exemple, seraient bien incapables de revendiquer un territoire cohérent et continu en Irak ou en Syrie. Pour constituer des masses homogènes de populations, on assisterait à de nouveaux conflits accompagnés d’exodes massifs. D’autre part, même si la région parvenait à se redessiner surla base d’Etats ethno-religieux, les conflits ne cesseraient pas entre eux, au contraire, pour s’assurer le contrôle de nouvelles terres, des ressources en eau ou des nappes pétrolifères. Ce serait une nouvelle cause de désordres. Le seul bénéficiaire d’une telle situation, du moins dans la tête de certains responsables israéliens, serait l’Etat hébreu. D’une part, son idéologie basée sur un Etat religieusement homogènee serait étendue à d’autres pays et légitimerait ses conceptions. D’autre part, la myriade d’Etats ethno-religieuxse retrouvant affaiblie, du moins dans un premier temps, Israël aurait moins à craindre de ses voisins. Ce n’est pas pour rien si, avec les Druzes de Syrie, par exemple (7), Israël joue lacarte de la proximité et se pose en protecteur. Paradoxe apparent, cependant, favorisant indirectement Israël, la redistribution des pays du Moyen-Orient susciterait une nouvelle montée de haine contre les Israéliens. Cela doperait le sentiment d’injustice vécu par les musulmans et tendrait à favoriser un nouvel essor du jihadisme. De plus, représentant autant d’Etats faibles, les nouveaux pays du Moyen-Orient seraient plus facilement infiltrables par les organisations jihadistes.
En clair, au moins pour ces raisons, craignons comme la peste une réorganisation de cette région sur la base d’Etats ethno-religieux.
un autre "fait d'arme" de Daesh
"le recours aux armes est devenu indispensable
face à une organisation qui sème la violence"
D. Gorteau : Les Etats-Unis déclarent avoir liquidé pas moins de 10 000 hommes de l’Etat Islamique. Est-ce crédible et, surtout, est-cela bonne méthode ?
A. Chevalérias : Washington veut-il vraiment faire la guerre à l’Etat Islamique ? Le chiffre de 10 000 paraît très important au regard des opérations, pour la plupart aériennes, menées par les Etats-Unis. Sauf à inclure dans ce nombre tous les hommes de l’Etat Islamique tombés en Irak et Syrie. Bonne méthode ou pas, le recours aux armes est devenu indispensable face à une organisation qui sème la violence. Néanmoins, elle n’est pas suffisante. Il faut aussi penser à un plan de paix israélo-palestinien, le comportement d’Israël nourrissant la colère musulmane et, chez les populations les moins armées intellectuellement, facilitant le recrutement des jihadistes. Il faut aider au développement d’un islam moderne, installé dans le siècle. Il faut travailler à réduire, au moins politiquement, les tyrannies qui font le lit des islamistes au Moyen-Orient. Il faut développer l’éducation. Il faut... Beaucoup de choses encore. Pour répondre au dernier point : Washington ne veut pas faire la guerre à l’Etat Islamique, après les échecs de l’Afghanistan et de l’Irak. Mais Washington y est forcée. Alors, les Américains cherchent à gérer l’affaire au minimum, en utilisant des moyens aériens. L’envoi de troupes terrestres leur fait peur. Ils ont raison parce leurs tactiques sont souvent mal adaptées et leurs hommes mal préparés psychologiquement. En outre, leur ignorance des autres cultures est un handicap. Il existe néanmoins des choix de remplacement comme l’utilisation de troupes européennes, les Britanniques et les Français étant les meilleurs dans le domaine. Ou/et comme la mise en ligne de volontaires des pays concernés, armés et entraînés par les soins de pays parrains sous l’égide des Nations Unies.
(1) Le terme « Khalifat », « calife » en français, signifiesuccesseur, en l’occurrence, successeur de Mahomet.
(2) La calife ne jouissait d’aucun attribut religieux. Ildevait diriger les musulmans en respectant la loi coranique. C’est tout. Mieux, il devait tenir compte en principe de l’avis des « oulemas », les docteurs de la loi en islam, qui tenaient le rôle de juristes. Rappelons que, dans l’islam sunnite, il n’y a pas de clergé.
(3) Au début, au sein des instances de la Révolution, les Frères musulmans étaient présents mais tenus en marge. Les radicaux islamistes, les jihadistes, ne sont apparus que plusieurs mois après et uniquement par des attaques ponctuelles, du type terroriste. Il faut comprendre qu’il existe chez les islamistes deux branches : celle qui veut obtenir le pouvoir par le travail politique, comme les Frères musulmans, et celle qui veut y parvenir par la violence, comme Al-Qaïda et l’Etat Islamique.
(4) Le mouvement Al-Nosra, inféodé à Al-Qaïda, combat en Syrie contre l’Etat Islamique.
(5) En Tunisie, si ce pays est victime d’attaques sanglantes des jihadistes, on voit néanmoins une forte résistance à l’islamisme et, par conséquent au jihadisme en raison du bon niveau d’éducation de la population du pays. En revanche, en Egypte, pire dans le nord du Pakistan, l’islamisme et le jihadisme sont puissants en raison du taux élevé d’analphabétisme.
(6) Pour mémoire, les pays du Moyen-Orient n’étaient pas des colonies mais avaient été remis à la Grande-Bretagne et à la France en mandats par la Société des Nations, ancêtre des Nations Unies.
(7) Voir sur le site www.recherches-sur-le-terrorisme.com notre article « Israël de prépare à intervenir en Syrie ».
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