Le pape François, un jésuite aux affaires...
Christian Renoux est maître de conférences d'histoire moderne à l’université d’Orléans. Ancien membre de l'Ecole française de Rome et historien du catholicisme, il est un observateur attentif des évolutions de l'Eglise catholique et du Vatican. Il est également responsable de mouvements non-violents.
Pour QUE FAIRE il a accepté de répondre aux questions de Denis Gorteau sur le pape François.
DG : Avant la démission de Benoît XVI, quelles sont les crises les plus graves qui touchent le Vatican ?
CR : La crise qui a conduit Benoît XVI à démissionner a été sa perte d'autorité à la suite de l'affaire de Vatileaks. Le vol de documents dans son bureau et la mise sur la place publique par un journaliste italien des accusations (fondées) portées par des évêques et des cardinaux contre son bras droit, le cardinal Bertone, Secrétaire d'Etat, le tout sur fond de rumeurs de lobby gay, l'a terriblement affaibli. Parallèlement il a dû constater l'échec total des négociations qu'il avait souhaité engager avec les intégristes, malgré les concessions imprudentes qu'il leur a fait. Benoit XVI a semblé totalement désemparé et incapable de faire face.
"Benoit XVI a semblé totalement désemparé et incapable de faire face"
DG : Qu’est-ce qui explique la relative mais réelle passivité de l’Eglise vis-à-vis des pédophiles ?
Le problème est ancien dans l'Eglise catholique et les épiscopats locaux ont réagi de façon différente. Mais la réaction dominante a été de chercher à cacher les cas de pédophiles pour protéger l'institution des effets du scandale. Cette attitude a conduit à faire taire les victimes – qu'on n'avait pas cherché à protéger et qu'on a souvent cherché à culpabiliser – et à développer un sentiment d'impunité parmi ces clercs pédophiles qui ne craignaient pas forcément grand chose, si ce n'est de changer de paroisse. Certains évêques continaient aussi à penser que ces agissements ne relevaient pas vraiment de la justice civile et qu'il fallait régler cela discrètement en interne. Ces attitudes marquaient surtout un profond déni de la gravité des traumatismes subis par les victimes et le peu de cas que l'on faisait des enfants.
DG : Dans ce contexte très lourd qu’est-ce qui explique le choix de Jorge Mario Bergoglio comme nouveau pape ?
Le choix d'un pape lors d'un conclave est toujours difficile à expliquer. Le cardinal Bergoglio avait déjà reçu des voix lors du conclave précédent mais avait refusé d'apparaître comme un concurrent progressiste du cardinal Ratzinger. La crise finale du pontificat de Benoît XVI a poussé les cardinaux électeurs vers une personnalité humainement solide pour pouvoir faire face aux défis. La solidité de sa formation jésuite, sa simplicité, sa proximité avec les gens et sa communication directe – à l'opposé de la réserve et de la complexité psychologique de Benoît XVI – ont certainement pesé, de même que son origine italo-argentine qui permettait une ouverture historique vers une Eglise du Sud, moins intellectuelle et plus proche des pauvres, tout en rassurant les Européens.
"L'histoire des jésuites est riche et complexe"
DG : La réputation des Jésuites était mauvaise aux XVIIIe et XIXe siècles, qu’en est-il au début du XXIe siècle ?
L'histoire des jésuites est riche et complexe. Elle a souvent été caricaturée. Cet ordre a en particulier développer, au cours des sicècles et dans le monde entier, un extraordinaire réseau d'établissements scolaires voué au développement de l'intelligence humaine à travers des pédagogies souvent innovantes. Les jésuites ont parallèlement été les confesseurs, les directeurs de conscience – des coachs spirituels – des souverains et des élites, mettant à leur service une méthode de discernement des esprits – une sorte d'aide à la prise de décision – basée sur les Exercices spirituels, écrits par Ignace de Loyola, leur fondateur.
Pendant des siècles, les jésuites ont mis leurs talents au service de la Contre-Réforme catholique, en devenant les plus brillants défenseurs de la papauté. Cette histoire compte quelques pages sombres. Dans la seconde moitié du XXe siècle, sous le gouvernement du P. Pedro Arrupe, entre 1965 et 1981, la Compagnie de Jésus a vécu une révolution interne en faisant l'option préférentielle des pauvres, en particulier en Amérique latine. Les jésuites se placent alors aux frontières, parfois aux marges de la société, socialement, intellectuellement. Le P. Bergoglio, entré dans la Compagnie en 1958, a vécu cette révolution.
"Le pouvoir dans la Curie dépend totalement du pape"
DG : On spécule beaucoup sur la Curie (assemblée de chefs religieux catholiques), elle serait le siège de nombreux groupes, lobby et factions. Qu’en est-il ? N’est-ce pas plutôt un début de contre-pouvoir papal ?
La curie romaine n'est pas une assemblée mais un organisme au service du pape pour l'aider dans sa tâche de chef de l'Eglise catholique. Elle est à la fois un gouvernement et une administration centrale. Elle est organisée, depuis la réforme opérée par Sixte V en 1588, en congrégations cardinalices (c'est-à-dire composée de cadinaux) spécialisées. Cette spécialisation des ministères a servi ensuite de modèle aux autres gouvernements modernes. La fin de l'Etat pontifical en 1870 a recentré la Curie sur des activités ecclésiales.
Le pouvoir dans la Curie dépend totalement du pape qui nomme et révoque qui il veut et quand il le veut. Ce pouvoir est délégué aux cardinaux qui sont à la tête des diverses congrégations et des conseils pontificaux qui sont dirigés par des conseils de cardinaux et gérés au quotidien par des prélats, des prêtres, des religieux, des religieuses et quelques laïcs et laïques. Il n'existe pas vraiment de contre-pouvoir organisé face au pape, si ce n'est celui de l'inertie ou de la manipulation des dossiers. Par contre, la Curie n'a jamais été unie et, comme dans tout appareil de gouvernement, des factions diverses existent en son sein. Ces factions ou clans se définissent par des origines géographiques (nationales, ou régionales pour les Italiens) des positions spirituelles (conservateurs, progressistes) ou l'appartenance à tel ou tel ordre religieux. Il existe aussi un esprit de congrégation qui peut amener à entretenir des conflits entre les congrégations, comme entre celle de la doctrine de la Foi et le Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux par exemple. Ces factions rivalisent pour influencer le pape et sa politique afin de défendre leurs conceptions des choses et de faciliter la carrière ecclésiale de leur membre pour assurer leur influence.
DG : D’après vous quelles réformes de fond sont souhaitables ?
Certaines évolutions ont été retardées mais ne pourront pas être repoussées très longtemps. D'autres s'inscrivent dans la suite de décisions antéreieures. L'Eglise catholique privilégie la tradition à la révolution mais tradition peut aussi être la tradition réformatrice qui se fonde en général sur un retour aux sources évangéliques.
Dans cet esprit, l'Eglise catholique a besoin de continuer sa marche vers plus de simplicité (abandon de titres désuets, de certaines pompes liturgiques) et vers plus d'égalité entre ses membres. Des progrès ont été fait dans ce sens depuis Vatican II mais le poids du clergé reste trop important, la place des laïcs trop marginale, dans les paroisses, dans les diocèses et au Vatican. De même le statut des femmes doit évoluer vers plus d'égalité. Il faut que le pape François revienne sur l'interdiction de l'ordination des femmes, proclamée par Jean Paul II d'une façon qu'il a voulu définitive, ce qui est contraire à une saine théologie de l'histoire. Il pourait commencer par nommer dès maintenant des femmes cardinales et responsables de congrégations cardinalices – rien ne s'y oppose vraiment. La règle du célibat ecclésiastique, l'excommunication des divorcés remariés, la définition de l'homosexualité comme un péché, l'exclusion des homosexuels des séminaires doivent et peuvent être revus sans créer des drames.
"l'Eglise catholique devrait renoncer à soupçonner ses théologiens
et leur reconnaître la totale liberté de penser et de s'exprimer"
D'un point de vue plus technique, la Curie doit être réfomée pour que les préfets des congrégations forment un véritable gouvernement autour du pape. Le pape pourrait choisir de suivre les recommandations des synodes des évêques au lieu de faire le tri de ce qui lui convient. Il faut en finir avec l'idée de pays de mission et supprimer la Congrégation pour l'évangélisation des peuples. Le cordon devrait être rompu entre la Curie et l'église italienne qui devrait être réformée (suppression de la moitié de ses diocèses et de ses cardinaux). Enfin, l'Eglise catholique devrait renoncer à soupçonner ses théologiens et leur reconnaître la totale liberté de penser et de s'exprimer. La liberté de conscience des catholiques devrait être proclamée.
DG : Ces réformes n’auraient-elles pas comme risque un schisme ? Vatican II avait incité certains à partir, non ?
Le schisme est un risque permanent. Certains partent en faisant beaucoup de bruit (les intégristes), d'autres en silence (la très grande majorité de celles et ceux qui ont déserté une Eglise dont l'attitude et la parole leur paraissent incompréhensibles ou scandaleuses au regard des valeurs contemporaines). Plus les décisions à venir seront prises collectivement, plus elles auront de chance de correspondre à une dynamique de vie et de renouveau, et moins l'espace pour un schisme sera ouvert. Le synode des évêques, moins lourd qu'un nouveau concile, pourrait être l'organe adéquat.
Octobre 2013
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