- Accueil
- Interviews
- Regards sur la crise syrienne (sept. 2012)
Regards sur la crise syrienne (sept. 2012)
Alain Chevalérias et Gilles Munier sillonnent le Proche-Orient depuis des décennies. Coutumiers des populations et des enjeux locaux ils ont accepté tous deux de répondre aux questions de QUE FAIRE. Nul n’a jamais remis en cause leur sérieux et leur indépendance (tous deux s’opposèrent à l’invasion de l’Irak en 2003).
C’est pourquoi nous les remercions d’avoir accepté de répondre à nos questions. C’est entre leurs convergences et leurs différences que se trouve, sans doute, la vérité…
Questions posées par Denis Gorteau
Gilles Munier, journaliste indépendant,
secrétaire général des Amitiés franco-irakiennes :
"Le régime syrien est un « monstre froid »"
Alain Chevalérias, journaliste indépendant,
auteur de plusieurs ouvrages sur le terrorisme.
"Le régime des Assad était : tyrannique, clanique, policier, violent"
QUE FAIRE : Avant le déclenchement de la contestation et des violences comment qualiferiez-vous le régime de Bachar El-Assad ?
Gilles Munier : Bachar al-Assad a hérité d’un régime de type démocratie populaire, comme il y en avait en Europe de l’Est à l’époque de l’URSS. La Syrie est dirigée, depuis le putsch militaire qui a renversé les fondateurs du parti Baas en 1966, par des militaires alaouites – Salah Jedid, puis Hafez al-Assad – c'est-à-dire appartenant à une secte dite chiite, mais respectant peu les préceptes du Coran.
Michel Aflak, exclu du parti qu’il a fondé, est mort en exil. Salah Bitar, co-fondateur, qui a osé conseiller à Hafez al-Assad de démocratiser la vie politique en Syrie, a été assassiné. Les baasistes d’opposition – c'est-à-dire fidèles à la ligne originelle du parti - ont été emprisonnés ou tués. Le Druze Chebli al-Ayssami, 87 ans, autre fondateur historique du parti Baas, a été enlevé au Liban en mai 2011 par un des services secrets de Bachar al-Assad. Depuis, on est sans nouvelles de lui…
En Syrie, la confrérie des Frères Musulmans, principale force d’opposition, est interdite. Ses membres encourent la peine de mort. Le massacre de Hama de 1982 – 20 000 victimes sunnites, ou plus – commis sous le règne sans partage de Hafez al-Assad, est perçu comme un « crime alaouite ». En arrivant au pouvoir, Bachar aurait dû s’adresser aux habitants de la ville martyre et présenter ses excuses. Il aurait dû engager des discussions avec les Frères Musulmans, comme ces derniers le lui proposaient. Il n’a fait ni l’un ni l’autre, sans doute parce ce que le clan qui l’a porté à la présidence de la République, a participé au massacre
A son arrivée au pouvoir, voulant marquer sa différence avec son père, Bachar al-Assad a promis des réformes, mais elles n’ont pas vu le jour. Il en paie, depuis 17 mois, les conséquences. En août 2011, le couteau sous la gorge, il a cherché à rattraper le temps perdu en proposant une nouvelle constitution, des élections législatives, la liberté de la presse… Trop peu, trop tard ; des changements effectués pour amuser la galerie.
L’Etat syrien est un « monstre froid », comme dirait Nietzsche, doublé d’une dictature militaro-civile bornée. Sa caste dirigeante est réfractaire à tout changement. Elle craint qu’en lâchant quelques libertés, le régime implose. Bachar ne mérite pas qu’on le soutienne au nom d’un anti-impérialiste et d’un anti-sionisme qu’il instrumentalise, comme son père l’a fait pour se maintenir indéfiniment au pouvoir.
Alain Chevalérias : Le régime des Assad était : tyrannique, clanique, policier, violent, de fait soumis à un parti unique et économiquement spoliateur.
QUE FAIRE : Très vite les puissances occidentales ont exigé la fin du régime. Pourquoi? Hafez el-Assad ne fut-il pas un allié des USA contre l’Irak en 1991 et Bachar un partenaire de Sarkozy ?
GM : Les puissances occidentales étaient bien placées pour exiger le départ de Bachar al-Assad, car elles participent à l’opération organisée pour le renverser. Les Occidentaux se sont servi du régime tant que les avantages qu’ils en tiraient étaient supérieurs aux inconvénients. Si le mot « complot » n’avait pas une connotation péjorative, il faudrait l’employer pour décrire le processus enclenché depuis le soulèvement de Deraa, en mars 2011. On assiste à un remake des tentatives de coups d’Etat soutenues par la CIA dans les années 50, et des révoltes de la fin des années 70.
Mais « complot ourdi par les Etats-Unis, Israël… etc… »… ou pas, cela ne donne pas le droit à Bachar de reprocher à ses opposants leurs relations avec des services secrets étrangers. C’est exactement ce qu’il a fait en mettant des prisons secrètes à la disposition de la CIA pour torturer en Syrie des militants islamiques enlevés en Afghanistan ou ailleurs. En participant à la Première guerre du Golfe, son père Hafez a « comploté » avec les Etats-Unis le renversement de Saddam Hussein.
Bachar al-Assad pensait qu’un soulèvement populaire, comme celui de la Tunisie, ne pouvait pas se produire en Syrie où tout était verrouillé, sous contrôle. Il n’a pas compris que les temps avaient changé et que si Nicolas Sarkozy s’intéressait à lui, c’était surtout pour faire la nique à l’équipe Chirac- Villepin qui, de concert avec Rafic Hariri, avait projeté de le remplacer.
C’est au peuple syrien de décider du sort de Bachar al-Assad, mais c’est à lui de faire son examen de conscience et de tirer les conséquences de ses actes. Les Occidentaux qui chouchoutent les Frères Musulmans – nouveaux amis de 20 ans – veulent qu’il s’en aille. Ils n’en démordront pas. Lakhdar Brahimi, médiateur international en Syrie, est bien placé pour savoir que sa mission ne sert à rien. Il est là pour donner bonne conscience à la « communauté internationale ». On l’a vu à l’œuvre en Afghanistan et en Irak, l’échec de ses missions était programmé. Les Etats-Unis, les pays de l’OTAN, Israël attaqueront « l’arc chiite » quand ils seront prêts. Une nouvelle fois, ceux qui - comme moi - restent attachés au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, condamneront l’agression.
AC : Depuis 1970, et la prise de pouvoir par Hafez El Assad, la Syrie a choisi le camp de l’Union Soviétique. Pendant la Guerre froide, il s’est servi de la protection de son parrain soviétique pour exercer en toute impunité sa tyrannie sur son peuple, soutenir le terrorisme international, comme dans le cas de Carlos, et satisfaire ses vues expansionnistes sur le Liban.
QUE FAIRE : Quel rôle joue Israël ? Les sionistes ont-ils intérêt à la chute d’un régime hostile mais plutôt inoffensif ? Un chaos ingérable ne serait-il pas pire ?
GM : Quand une guerre approche, les Israéliens se font silencieux. Depuis quelques mois, on les entend assez peu au sujet de la situation en Syrie. Israël ne va tout de même pas dire qu’elle préfère le régime Assad ! On dit que le Mossad jouerait dans l’ombre la carte du coup d’Etat interne. Mais, en menaçant régulièrement de bombarder l’Iran, Benyamin Netanyahou et Ehud Barak jettent de l’huile sur le feu. Si cela devait arriver, le chaos qui en résulterait, ajouté à la guerre civile en Syrie… et au Liban serait, lui, difficilement gérable. On sauterait dans l’inconnu.
AC : Les Israéliens sont dans une position ambiguë. D’un côté, ils considéraient le régime des Assad comme hostile. De l’autre, ils savaient les Assad, en particulier Hafez, conscients des rapports de forces et des limites à ne pas franchir. Cela faisait d’eux et de la Syrie des adversaires fiables avec lesquelles des accords étaient possibles.
QUE FAIRE : Qui pilote l’ « Armée syrienne libre » ? Des opposants sincères ? Des agents du Golfe ?
GM : Jean-Pierre Chevènement qui sait, par expérience, de quoi il parle, a dit, il y a quelques jours, que la guerre civile en Syrie est « inspirée et alimentée de l’extérieur» par des « professionnels de l’ingérence ». Cela ne veut pas dire que les Occidentaux pilotent l’Armée syrienne libre, qu’elle n’a pas d’autonomie de manœuvre. Les services des pays de l’OTAN n’ont guère de prise sur les réalités de terrain. Ils doivent s’attendre, à mon avis, à des déconvenues.
L’Armée syrienne libre est composée d’opposants sincères, de membres d’organisations islamiques combattantes, d’agents du Golfe, d’Arabie et… d’espions du régime Assad. Les Frères Musulmans y sont nombreux. Des opportunistes la rejoignent, signe que le jeu en vaut peut-être la chandelle.
Pour épouvanter l’opinion publique, le nombre des djihadistes étrangers augmente de jour en jour dans les médias. Ils seraient 5 000, 10 000… L’OTAN en dénombre 1 600, environ. Leur ardeur au combat dynamise les combattants peu aguerris engagés dans l’Armée syrienne libre. Cela dit, face à l’Armée nationale syrienne, armée en grande partie de conscription, les katibas de l’Armée syrienne libre sont loin de faire le poids et il on voit mal comment elles pourraient l’emporter.
AC : « L’armée syrienne libre » est, d’abord et avant tout, un amalgame désordonné sur lequel plusieurs hommes et plusieurs tendances cherchent à s’imposer. En outre, certains groupes armés agissent hors de son contrôle.
QUE FAIRE : Si le régime chute, le risque n’est-il pas à un éclatement à l’irakienne ? Il y a aussi en Syrie des minorités kurdes, chrétiennes ; des chiites, des sunnites, des groupes armés…
GM : Le 17 août dernier, sur la radio militaire israélienne, Danny Ayalon - vice- ministre des Affaires étrangères, membre du parti d’extrême droite Israël Beytenou - a prédit la fragmentation de la Syrie, puis celle du Liban. Le monde arabe, a-t-il ajouté, va retrouver la configuration qui était la sienne à la veille de la Première guerre mondiale. Selon lui, les Arabes seront pendant 10 à 15 ans dans l’incapacité de s’entendre contre Israël et finiront par réaliser l’importance de coopérer avec l’Etat hébreu. Et, ce qu’il espère sans le dire : étouffer définitivement la résistance palestinienne…
Les sionistes rêvent depuis toujours de partitionner les pays arabes en entités confessionnelles ou ethniques. Ils en font une question de vie ou de mort pour l’Etat dont ils ont obtenu la création artificielle en mai 1948. David Ben Gourion, fondateur d’Israël, en parlait dans sa « théorie des alliés périphériques ». En 1982, Oded Yinon, fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères, a décrit le projet dans une revue de l’Organisation sioniste mondiale. Les Israéliens parviendront-ils à leurs fins ? Ils se font en tout cas des illusions en croyant qu’un ordre islamique ne réclamerait pas la libération de la Palestine et de Jérusalem, ainsi que la restitution du plateau du Golan.
(propos recueillis le 23/8/12 pour G. Munier)
AC : Chaque pays jouit de son originalité, de son histoire propre et de sa culture. Les modèles ne sont pas transposables de l’un à l’autre, même si le pire n’est pas impossible.
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021