Par delà la gauche et la droite
par : Hajoma, juin 2003
Le monde a changé. On s'est cru dispensé d'en tirer les conséquences, mais les évènements se chargent avec constance de le rappeler.
Le débat gauche-droite n'est pas la forme éternelle du politique, mais une construction historique, héritée de la fin du XIXe siècle, où, grosso modo, la « gauche » exprimait sur le plan parlementaire le mouvement ouvrier, tandis que la « droite » représentait les possédants. La pensée politique s’est ainsi constituée à partir d’affinités et d’analogies entre le terrain parlementaire et celui de la lutte sociale.
Propriété, ordre, tradition. La droite défendait la propriété – fondement d’une alliance de classe entre les anciennes classes possédantes, la bourgeoisie capitaliste montante et la petite bourgeoisie, paysanne et urbaine, souvent misérable mais propriétaire. À la propriété s’associaient l’ordre, et le respect des institutions traditionnelles (famille, armée…) censées la garantir. La solidarité sociale n’était pas absente mais conçue comme la contrepartie du respect des hiérarchies : charité plutôt qu’égalité.
Travail, liberté, innovation. La gauche défendait les revendications sociales : salaire, emploi, sécurité sociale. Pour promouvoir ces revendications, elle opposait la liberté à l’ordre ; et pour faire place aux nouvelles forces qu’elle constituait, elle s’opposait à la tradition – ce qui dès l’origine lui attachait des classes moyennes non propriétaires et même une certaine bourgeoisie « éclairée ».
Ces constellations idéologiques se constituèrent en programmes, en routines, puis en automatismes Il semblait établi que la « gauche » était à la fois sociale et novatrice, et la droite, propriétaire et conservatrice. Or aucune connexion indispensable n’unissait ces propriétés, elles avaient été associées dans un contexte historique particulier – elles deviennent obsolètes alors que ce contexte a changé.
La « droitisation » de la bourgeoisie répondit naguères à la crainte du mouvement ouvrier, d’une part, et à l’existence de classes sociales en déclin, mais disponibles pour une alliance stratégique (petite bourgeoisie, exploitants agricoles...). Donc la bourgeoisie fut « de droite », mais n’a nulle raison de le demeurer. Le sacro-saint droit de propriété reste au cœur de sa revendication sociale, mais elle ne s’embarrasse plus du conservatisme moral et de la défense des institutions. La chute du mur de Berlin a été interprétée comme la fin de lutte des classes, comme un permis sans limite accordé au capital pour se dégager des entraves des compromis sociaux passés et investir tous les domaines de l’existence. Le respect des traditions, des valeurs, de la religion, de la patrie, sont devenus des obstacles au déploiement tous azimut du capital, à l’avènement de la société de marché.
Marx avait bien compris que rien n’est moins « conservateur » que le capitalisme. Bien au contraire sa vocation est de révolutionner le monde, de
« fouler au pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques », de « noyer les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste [...]. La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux [...] Ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes [...]. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusé » (Le Manifeste Communiste)
Ce lignes ne mettent-elles pas cruellement en perspective le « bougisme » des politiciens français, leur ode au « changement » contre les « conservatismes », et la jubilation de la « gauche » branchée à profaner » le « sacré » ?
Car, alors même que la bourgeoisie réintégrait le « parti du mouvement », la vieille gauche s’effondrait victime à la fois :
- De ses succès, puisque l’avènement de la protection sociale, l’institutionnalisation des syndicats et la fonctionnarisation de leurs permanents, la prolifération des instances de concertation ou de négociation, avaient coupé les militants de leur base.
- De ses échecs : l’incapacité de la social-démocratie à concevoir d’autre projet que de corriger à la marge la logique capitaliste en redistribuant les « dividendes de la croissance », et l’enlisement du communisme dans la relation privilégiée avec une URSS en faillite.
- De sa rigidité, car la mutation de la production, la dispersion des ouvriers et l’émergence d’un nouveau prolétariat tertiaire au dehors des foyers de la tradition ouvrière, ont achevé l’effondrement de la « gauche » historique, incapabable de se redéployer sur les nouveaux terrains de la lutte sociale. Les années 60 ont vu l’effondrement du PS et les années 80 du PCF.
Entre temps le gauchisme avait été le creuset de la « nouvelle gauche » - aimable euphémisme pour désigner la résurgence d’une vieille droite, individualiste, décentralisatrice, hédoniste- en un mot louis-philliparde. Fascinant chassé-croisé qui vit la « pensée Mao Tsé Tung » féconder les junior entreprises, et la génération 68 restaurer les vieilles lunes réactionnaires que leurs parents avaient cru enterrer à la Libération… Le PS d’Épinay, en dépit d’éphémères illusions, ne fut que le cheval de Troie de cette nouvelle bourgeoisie, son seul génie fut de labelliser « à gauche » la pensée réactionnaire. Après quelques hésitations, la vieille droite abandonna à son tour ses oripeaux gaullistes ou traditionalistes et rejoignit le mainstream mitterrandien.
Aujourd'hui demeurent les ombres de la gauche et de la droite ; mais derrière elles règne un consensus quasi-absolu sur le credo bourgeois. Libéralisation des marchés et des mœurs, dépérissement de la Nation, promotion du différencialisme et du communautarisme, démantèlement des services publics et marginalisations des politiques de redistribution des revenus. La « gauche » n’est plus « réformiste », comme l’imaginent encore les plus naïfs de ses militants, mais vouée corps et âmes au déclin civilisationnel ouvert par le provisoire ( ?) triomphe de la bourgeoisie. La droite n’est plus davantage gardienne de l’ordre et des traditions.
C’est ainsi que le positionnement sur l’axe gauche/droite s’est vidé de sa signification. Le deuil n’en est pas terminé, se considérer « de gauche » ou « de droite » demeure une puissante référence identitaire. L’affaissement du capitalisme du XXe siècle n’a qu’imparfaitement pénétré les consciences, individus et organisation se « positionnent » encore en fonction d’un monde disparu. Frustrations et désillusions ne renvoient que progressivement à une vision plus réaliste ; le mouvement est d’autant plus long que le seul corpus interprétatif disponible demeure celui de la bourgeoisie.
Mais sur tous les enjeux structurants de la politique française, les clivages sont autres. Lors du referendum sur le traité de Maastricht et à l’occasion des guerres du golfe se sont révélées des convergences inédites entre courants « de droite » et « de gauche » contre l’européisme et l’américanisme de la classe dirigeante. Les grandes grèves de 1995 et 2003 pour la défense de la protection sociale ont manifesté avec éclat la rupture idéologique du « peuple de gauche » d’avec le parti socialiste. Même le vote ouvrier en faveur du Front National manifeste, sous une forme tragique et dévoyée, la fin de la configuration politique du XXe siècle.
Pourquoi le champ politique demeure-t-il à ce point décalé de la lutte pratique des classes ? Outre les instruments que s’est forgé l’ordre dominant pour se pérenniser - les mises en scènes télévisuelles, les débats mirontons sur la constitution, le PACS ou les sans-papiers - le fond du problème est qu’un parti ne se forme pas par agrégation intellectuelle. Il n’intéresse que parce qu’il polarise, il ne doit pas être convainquant mais signifiant. Le plus brillant des groupes intellectuels, quelle que soit la justesse de ses analyses, sombrera dans le ridicule à l’épreuve du suffrage universel. Les partis établis apparaissent comme inévitables, les autres ne sont même pas entendus – à l’exception de quelques démagogues de passage, capable de cristalliser le ressentiment populaire ou les états d’âmes de la bourgeoisie sur une posture bien plus que sur un programme. Coluche, Tapie, Cohn Bendit et Le Pen à ses débuts ont bénéficié de ces gestes de mauvaise humeur.
Ce n’est guère sur le plan électoral que cette situation pourra être dépassée. Le monde futur fermente dans les mobilisations populaires, où les idées et les affiliations se construisent hors de l’emprise des maîtres à penser ; il forge ses concepts dans les clubs, les groupuscules et les sites internet. Peu à peu les idées prendront cohérence et se substantifieront dans des réseaux, elles inspireront et seront inspirées par les luttes sociales jusqu’à faire irruption sous une forme ouvertement politique. Il faudra du temps, pendant lequel l’arène électorale opposera encore en apparence le pareil au même et où les syndicats et les intellectuels seront seuls à parler des vraies questions.
Nous en sommes là. À chacun d’entre nous de contribuer selon ses talents et ses moyens à ce processus. « Et l’Europe s’exclamera : bien creusé, vieille taupe ! » (Marx).