Gilles Munier en Iran (juin 2015)
Questions à Gilles MUNIER : Daesh et l'attentat de Saint-Quentin-Fallavier
Gilles MUNIER est un fin connaisseur du monde arabe en général et de l’Irak en particulier. Pour QUE FAIRE, il répond périodiquement à nos interrogations sur la situation du Moyen-Orient. Animateur d’un site extrêmement bien informé, il est aussi l’auteur de plusieurs livres (lien). Ayant sillonné l’Irak sous Saddam Hussein pendant 30 ans, son analyse sur la situation dans ce pays a été demandé dernièrement… en Iran !
Gilles Munier répond donc ici aux questions de QUE FAIRE sur Daesh ou « l’Etat islamique », aux affaires dans son « califat » depuis juin 2014.
Denis Gorteau est né en 1976, il est l'auteur de "La guerre en irak est-elle finie" (2007) et du roman "A mort l'Irak" (2006)
Denis Gorteau : Pour vous qu’est-ce que l’ « Etat Islamique » ? Un groupe armé ? Un groupe terroriste ? Une région sunnite séparée de l’Irak ? Autre chose ?
Gilles Munier : L’Etat Islamique est pour l’instant, de facto, un Etat sunnite, même si ses frontières ne sont pas définies. Il a une armée et mène des opérations terroristes particulièrement horribles. Au Proche-Orient, un autre Etat a des caractéristiques quasi identiques : Israël se veut un Etat juif, ses frontières sont extensibles, son armée massacre les Palestiniens, le Kidon – service action du Mossad – assassine à l’étranger.
En toile de fond : les intérêts géostratégiques des grandes puissances
On a oublié comment Israël s’est constitué : par la terreur et le nettoyage ethnique. Comme c’est le cas aujourd’hui avec les milliers de djihadistes venus du monde entier, Israël a été créé par des militants juifs sionistes totalement étrangers au Proche-Orient : il n’y a rien de commun ethniquement parlant entre un ashkénaze d’Europe centrale, un juif mésopotamien, un juif yéménite ou un juif berbère, si ce n’est la religion ou tout du moins l’appartenance à un courant religieux interne au judaïsme – minoritaire à l’époque, comme l’est dans l’islam le salafisme djihadiste - ou à une organisation militante extrémiste de type fasciste : le sionisme. En toile de fond : les intérêts géostratégiques des grandes puissances, hier l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ; aujourd’hui les Etats-Unis. Cela dit, pour moi Israël est un Etat colonial sioniste ; l’Etat Islamique : une « Reconquista » sunnite salafiste.
Je pense que l’Etat Islamique finira par être reconnu par d’autres Etats - sous ce nom ou sous un autre - dans les frontières auxquelles il sera parvenu ou qu’il aura négociées. Il aura à sa tête un calife. Ce dernier sera-t-il toujours salafiste djihadiste ? Pas certain. Dans l’histoire du monde musulman – califats omeyade, abbasside, ottoman - tous ses chefs n’avaient pas la même interprétation du Coran.
Denis Gorteau : Officiellement l’EI souhaite conquérir le monde. Soit. Mais la concurrence entre groupes djihadistes est sévère, pensez-vous que l’EI a un avenir en dehors du secteur irako-syrien ?
Gilles Munier : Pour l’instant, les organisations djihadistes prêtant allégeance au Calife Ibrahim – Abou Bakr al-Baghdadi – sont plus nombreuses et déterminées que celles reconnaissant pour mentor suprême Ayman Zaouahiri. Personne ne sait si les brigades islamiques financées par l’Arabie Saoudite en Syrie demeureront toujours sous la tutelle du dollar US. La concurrence entre groupes djihadistes est sévère, notamment en Libye, mais ils finiront peut être par s’entendre sur une stratégie commune ou contre un ennemi commun. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne se diviseront pas ensuite de nouveau. La guerre des chefs est celle qui a le plus d’avenir !
Denis Gorteau : En Syrie comme en Libye ou en Irak les Etats éclatent en chefferies rivales à base ethno-religieuse, pour vous est-ce la fin des frontières et des Etats post- coloniaux ? Sur le long terme est-ce porteur d’avenir ou de conflits sans fin ?
Gilles Munier: L’histoire du monde est faite de pauses porteuses d’avenir et de conflits sans fin. Rien n’est jamais acquis, surtout pas la paix. Il y aura toujours un petit chef instrumentalisant une religion, une appartenance ethnique ou tribale, pour revendiquer le pouvoir ou un territoire, avec le soutien intéressé d’une grande puissance étrangère. Ceux qui ont tracé des frontières au Proche-Orient et en Afrique savaient qu’ils le faisaient en divisant des peuples pour mieux les asservir. Sur le long terme, d’une certaine façon, l’Histoire reprend ses droits, et c’est tant mieux. Michel Jobert, ancien ministre français des Affaires étrangères, disait – si je me souviens bien - qu’ayant colonisé et décolonisé, la France devait en accepter les conséquences. On les a aujourd‘hui, et ce n’est qu’un début.
Les milliers de déshérités africains, syriens, irakiens qui débarquent
sur les côtes de l’Europe sont une des conséquences des politiques
à courtes vues menées depuis des années
Denis Gorteau : Pouvez-vous préciser ?
Gilles Munier : Les milliers de déshérités africains, syriens, irakiens qui débarquent sur les côtes de l’Europe sont une des conséquences des politiques à courtes vues menées depuis des années. Mais, restons sur la zone proche orientale : l’Occident a massacré plusieurs centaines de milliers d’Irakiens depuis 1991, torturé, violé des femmes devant leur mari ou leur frère pour les faire parler. Les médias ont été complices, ou n’ont dénoncé que la pointe de l’iceberg de la bestialité inhérente à l’espèce humaine. Nous leur avons fait et nous leur faisons la guerre chez eux, ils nous font la guerre sur notre propre sol, certains que l’horreur de leurs actions terroristes seront médiatisées. Aujourd’hui, cela donne un attentat avec décapitation à Saint-Quentin-Fallavier, près de Lyon. François Hollande et Manuel Valls ne sont pas de taille à répondre à la menace qui pèse, par leur faute, sur la France. L'avenir s'annonce donc très sombre.
Denis Gorteau : Les Etats-Unis déclarent avoir liquidé pas moins de 10 000 hommes de Daesh (sic)… Est-ce crédible et surtout est-ce la bonne méthode ? Washington veut-il, vraiment, faire la guerre à l’EI ?
Gilles Munier : Les Etats-Unis ont surtout tué une majorité de civils irakiens et syriens, comme cela a été le cas en Irak pendant les guerres du Golfe ou les soi-disant bombardements ciblés perpétrés pendant l’embargo. La France a fait de même en mettant le porte-avion Charles de Gaulle et ses Rafales au service du Pentagone.
Interrogé en décembre dernier par la Commission des Affaires étrangères du Sénat, le général de division Vincent Desportes (en retraite) a déclaré que Daech est une création américaine qui n’avait pas « d’autre vocation que de disparaître ». Mais quand ? Le président Obama dit qu’il faudra 30 ans pour régler le problème. Pour moi, cela signifie 30 ans de chaos ou plus, avec un Daech II à la clé. Du pain béni pour le complexe militaro-industriel US et les exportations françaises en armement ! La solution est politique. Mais qui dit que les Occidentaux et Israël veulent que la situation s’apaise ? Ont-ils intérêt à ce qu’émerge un monde musulman souverain ? Je ne le crois pas.
Denis Gorteau : vous avez été dernièrement invité en Iran pour traiter de Daesh, quel regard les Iraniens ont-ils sur cette entité ?
Gilles Munier : Les Iraniens considèrent Daech comme une menace pour leur sécurité nationale et pour le chiisme… et ils ont raison. Dès la prise de Mossoul en juin 2014, un message audio d’Abou Mohammed al-Adnani, porte-parole de Daech, appelait les djihadistes à marcher sur Nadjaf et Kerballa, villes saintes chiites. Si cela advenait, ils dynamiteraient sans doute les tombeaux de l’imam Ali et de son fils Hussein. Résultat : l’Iran intervient désormais ouvertement en Irak. Le général Qassem Suleimani, chef des Forces al-Quds des Gardiens de la révolution islamique iranienne, a été vu sur plusieurs fronts anti-Daech.
Malheureusement, c’est aussi ce que les djihadistes souhaitent pour accuser tous les chiites irakiens d’être des collaborateurs de l’Iran – des « safawides », comme ils disent – et de justifier dans l’opinion sunnite leurs attentats sauvages à Bagdad. Les Américains, quant à eux, souhaitent que les Iraniens s’embourbent en Irak… Avec ce qui se passe au Yémen, où l’Arabie saoudite bombarde les Houtis d’Ansarullah – chiites zaïdites - et massacre surtout des civils, le risque est grand de voir un jour ces conflits teintés de religieux déboucher sur une guerre sunnite-chiite de grande ampleur, avec – qui sait ? - La Mecque pour enjeu.
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