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Questions sur l'économie nord-coréenne
Les informations sur la Corée du Nord manquent. C’est peu de choses que de le dire ! Souvent à la une de l’actualité suite à des tensions géopolitiques, la Corée du Nord fait figure au mieux de grande inconnue au pire de dictature ubuesque. Qu’en est-il au juste ? Difficile à dire, la fermeture du pays entretient tous les fantasmes. Néanmoins le Français Benoît Quennedey a publié récemment un livre sur l’économie nord-coréenne. Un livre qui tente d’aller au delà du spectaculaire et du politique pour analyser le pays réel. Pour QUE FAIRE il a accepté de répondre aux questions de Denis Gorteau.
Denis Gorteau : Benoît Quennedey, qui êtes-vous ? Et d’où vient votre intérêt pour la Corée du Nord ?
Diplômé de l'Institut d'études politique (IEP) de Paris, je suis ancien élève de l'ENA et fonctionnaire d'Etat. Mon intérêt pour la Corée provient de travaux universitaires réalisés à l'IEP de Paris en 1995-1996, avec l'idée que les évolutions économiques et sociales sont déterminantes pour comprendre les changements politiques. La Révolution française n'est-elle pas apparue dans un contexte de crise économique aiguë ? Pour la Corée du Nord, je me demandais comment un pays qui faisait figure de modèle de développement dans les années 1960 et 1970 avait pu connaître une grave récession et une sévère pénurie alimentaire une génération plus tard. Ayant visité à de nombreuses reprises les deux parties de la Corée depuis 2005, j'ai réuni la documentation disponible sur l'économie nord-coréenne et ai confronté ces études avec des expériences de terrain, qui ont donné une base aux travaux de coopération que je m'efforce de mener, dans un cadre associatif, entre Français et Nord-Coréens. Je suis convaincu que ces échanges sont le gage d'une meilleure compréhension mutuelle, pour favoriser le développement de la Corée du Nord, permettre sa pleine insertion sur la scène internationale et garantir la paix et la prospérité dans la péninsule coréenne en vue, in fine, de sa réunification.
"Comment un pays qui faisait figure de modèle de développement avait
pu connaître une grave pénurie alimentaire une génération plus tard ?"
Denis Gorteau : Quand Kim Jong-un arrive aux affaires, comment qualifier l’économie de son pays ? Communisme ruiné ? « Socialisme de marché » à la chinoise ? Capitalisme d’Etat ?
Ne tombons pas dans l'écueil du nominalisme... Votre question, en fait, est double, et porte d'une part sur l'organisation économique et sociale, et d'autre part sur la dynamique économique actuelle.
S'agissant de ses structures, l'économie nord-coréenne relève d'un modèle socialiste planifié, dans lequel la propriété des grands moyens de production est publique et où le système public de distribution garantit l'accès aux produits de base (alimentation, vêtements), les transports et le logement étant largement subventionnés et la santé et l'éducation gratuits. Mais, depuis les mesures économiques du 1er juillet 2002, les entreprises publiques sont autonomes dans leurs décisions de gestion et les échanges inter-entreprises ont une forme monétaire. Par ailleurs, depuis les années 1990 une deuxième économie s'est développée où les acteurs privés jouent un rôle déterminant : les zones économiques spéciales, accueillant les investissements étrangers, et les marchés généraux de biens et de services, où les vendeurs sont coréens, en représentent les deux principales formes.
Pour beaucoup d'observateurs étrangers, les analogies sont nombreuses avec la Chine du début des années 1980, ayant alors engagé sa transition vers un « socialisme de marché ». Mais du point de vue des autorités nord-coréennes, une référence comme la Nouvelle politique économique (NEP), en Russie et en URSS dans les années 1920, me semble plus pertinente : revitaliser l'économie, gravement affectée par la disparition de l'URSS et des démocraties populaires, en modernisant les réseaux d'énergie et de transport, tout en mettant l'accent sur les industries légères et les nouvelles technologies. Après un grave recul dans les années 1990, l'économie progresse tendanciellement depuis 1999.
Nous sommes donc aujourd'hui dans une économie mixte. Celle-ci est encore éloignée du potentiel de croissance très rapide que devraient autoriser le niveau élevé de formation – 99 % de la population est alphabétisée – et l'exploitation accrue des mines et de l'énergie, pour des ressources estimées à 3 000 milliards de dollars. Un deuxième train de « mesures économiques », selon la terminologie nord-coréenne, est attendu depuis 2011, mais a été différé dans le contexte de la disparition de Kim Jong-il et de l'accession au pouvoir de Kim Jong-un, corrélativement à un regain de tensions internationales. Conséquence de ces tensions, les sanctions économiques internationales freinent aujourd'hui les perspectives de développement et l'ouverture économique internationale accrue que souhaitent les Nord-Coréens.
"Nous sommes donc aujourd'hui dans une économie mixte"
Denis Gorteau : Si on parle des trois grands secteurs de l’économie (primaire, secondaire, tertiaire) que peut-on dire de la Corée du Nord aujourd’hui ? Quelles en sont les grandes tendances ?
L'agriculture représente 20 % du PIB, l'industrie 35 %, les mines 10 % et les services 35 %. L'industrialisation, qui a commencé pendant l'occupation japonaise (1910-1945), s'est accélérée après la fin de la guerre de Corée en 1953 et a permis à la Corée du Nord de devenir un Etat où les personnes actives du secteur secondaire ont dépassé, dès les années 1970, les travailleurs agricoles, parallèlement à l'électrification de l'ensemble du pays. Jusque dans les années 1970, la Corée du Nord est plus développée que la Corée du Sud en termes de PIB habitant et elle enregistre des taux de croissance économique à deux chiffres. Jusqu'à la fin des années 1980, elle fait figure d'Eldorado pour les habitants de la Chine du Nord-Est.
La situation change radicalement après 1990, sous l'effet des pénuries d'énergie et de l'effondrement des circuits d'échange, largement fondés sur le troc, avec les démocraties populaires.
Dans un pays où un sixième seulement des terres sont arables, la production agricole (céréales, notamment riz et maïs, légumes, fruits et pêche, l'élevage étant traditionnellement moins développé) n'a pas permis de retrouver l'autosuffisance alimentaire atteinte jusqu'en 1990. Le secteur secondaire est aujourd'hui dominé par le BTP, l'électricité, les industries de transformation textiles et chimiques, plus que par l'industrie métallurgique, ainsi que par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Si le charbon et le fer représentent en valeur l'essentiel de la production minière, les terres rares – dont la Corée du Nord possèdent les deuxièmes réserves au monde – et des minerais stratégiques, comme la magnésite, dont la Corée du Nord est le troisième producteur mondial, constituent les secteurs les plus prometteurs. Dans le tertiaire, outre l'essor du commerce intérieur et international, un effort est porté sur l'essor du tourisme, y compris intérieur, l'apparition d'une classe moyenne à la faveur des mesures économiques du 1er juillet 2002 ayant entraîné le développement de nouvelles habitudes de consommation.
Denis Gorteau : Sortis des grands partenaires du pays (Russie, Chine Populaire) quels autres pays commercent avec la RDPC ?
En 2010, le commerce international a dépassé 7 milliards de dollars, les parts de la Chine et de la Corée du Sud s'étant élevées respectivement à 48 % et 27 %. La part de la Russie est aujourd'hui très faible (de l'ordre de 2 à 3 % du commerce extérieur), alors que l'URSS représentant 60 % du commerce extérieur de la RPDC en 1990. Le commerce intercoréen provient presque exclusivement de la zone intercoréenne de Kaesong, où jusqu'à la suspension des activités en avril 2013 plus de 120 PME sud-coréennes employaient 53 000 ouvriers nord-coréens.
La Corée du Nord cherche aujourd'hui à diversifier ses partenariats économiques, notamment avec des pays en développement : la Thaïlande, l'Inde et l'Egypte se classent parmi ses principaux partenaires commerciaux, immédiatement après la Chine et la Corée du Sud.
"S'agissant de la France, plusieurs sociétés produisent des dessins animés"
Denis Gorteau : Des entreprises occidentales sont-elles installées en Corée du Nord ? Est-ce le cas de sociétés françaises ? Et si oui qu’y font-elles ?
Oui, on compte quelques dizaines d'entreprises occidentales, membres de l'European Business Association, les entreprises nord-américaines et japonaises étant absentes. Elles interviennent notamment dans le domaine bancaire, les transports, le tourisme, l'import-export (y compris d'oeuvres d'art nord-coréennes), les nouvelles technologies de l'information et de la communication ainsi que les services aux expatriés.
S'agissant de la France, plusieurs sociétés produisent des dessins animés à Pyongyang et, par le passé, des sociétés françaises ont construit des hôtels de tourisme internationaux. Dans leurs échanges avec les pays occidentaux, les Nord-Coréens se sont également spécialisés dans les jeux pour téléphones portables ou encore la conception assistée par ordinateur, par exemple pour l'architecture.
Mais l'essentiel des échanges avec l'Union européenne porte sur des exportations nord-coréennes de produits textiles et de biens de consommation, tandis que la Corée du Nord importe des machines-outils.
Denis Gorteau : On allègue que le pays exploite une main d’œuvre carcérale, est-ce le cas ?
Comme en Chine, il existe en Corée du Nord des camps de rééducation où l'on travaille, notamment dans le domaine agricole. Mais je ne dispose d'aucun élément objectif pour apprécier les conditions de travail, les témoignages d'anciens réfugiés nord-coréens devant être accueillis avec prudence et nécessitant une analyse contradictoire aujourd'hui impossible à réaliser.
Denis Gorteau : Vos contacts nord-coréens ont-ils une idée de l’avenir de leur économie ?
Les foires commerciales internationales, qui se tiennent aujourd'hui deux fois par an à Pyongyang et sont désormais organisées également à Rason, siège d'une zone économique spéciale, témoignent d'une volonté d'accueillir des investisseurs étrangers plus nombreux. La plupart des investisseurs étrangers, dans les mines, l'industrie textile ou métallurgique, sont cependant chinois.
Les Nord-Coréens que je rencontre, en France ou dans leur pays, manifestent une confiance dans la capacité de leur pays à renouer avec la période de forte croissance économique qui a prévalu entre 1953, date de la fin de la guerre de la Corée, et le début des années 1980. L'objectif gouvernemental de « bâtir un pays puissant et prospère » n'est pas qu'un slogan : il sous-tend les efforts accomplis pour élever le niveau de vie de la population, en vue de porter le PIB par habitant à plus de 10 000 dollars d'ici 2020 selon les objectifs d'un plan décennal comportant des grands travaux d'infrastructure.
De mon point de vue, et comme je l'ai observé plus haut, ces objectifs très ambitieux ne sont atteignables qu'après une stabilisation de la situation internationale et une levée du plus vieil embargo au monde, renforcé récemment suite aux essais nucléaires nord-coréens, à des tirs balistiques et au lancement réussi d'un satellite artificiel en décembre 2012. Des techniciens devront également être formés, y compris à l'économie internationale. Ainsi, des étudiants en économie sont aujourd'hui formés dans le cadre de coopérations avec des pays comme Singapour, mais les autorités nord-coréennes désirent aussi, par exemple, que les écoles de commerce françaises, qui le souhaiteraient, puissent accueillir des étudiants nord-coréens.
"La leçon que les Nord-Coréens ont tiré de l'Irak est que, si celle-ci avait disposé
d'armes de destruction massive, elle n'aurait pas connu d'invasion"
Denis Gorteau : Comparaison n’est pas raison mais récemment la Birmanie s’est ouverte en douceur après des décennies de fermeture et de dictature, pensez-vous que la RPDC peut suivre cet exemple ?
La République populaire démocratique de Corée s'intéresse plutôt au cas d'école vietnamien, dont l'économie a atteint un rythme de croissance élevé, de l'ordre de 5 % à 7 % par an, sans conflits sociaux majeurs ni bouleversements politiques.
Parmi les pays avec lesquels la première présidence Obama avait promis d'améliorer ses relations, seule la Birmanie a effectivement renoué des échanges de haut niveau avec les pays occidentaux, parallèlement à des réformes politiques. Dans tous les autres cas - la Syrie, l'Iran, la Corée du Nord, la Libye... - les Etats-Unis ont soit choisi l'intervention militaire directe, jusqu'à une intervention occidentale en Libye et un changement de régime, soit accru les sanctions internationales ou soutenu des oppositions armées. Pour un pays comme la RPDC qui a une culture obsidionale, nourrie par les expériences d'une histoire où les puissances étrangères ont été à l'origine de drames comme la colonisation japonaise, des interventions militaires et la division du pays, je ne pense pas que la méthode américaine du « gros bâton » puisse atteindre ses objectifs. Mais la nouvelle administration Obama renouera-t-elle avec le dialogue ? La leçon que les Nord-Coréens ont tiré du cas de l'Irak est que, si celle-ci avait effectivement disposé d'armes de destruction massive, elle n'aurait pas connu d'invasion américaine.
Denis Gorteau : Il existe un embryon en tourisme sur place, quelles sont les perspectives du secteur ?
Outre un tourisme occidental, qui accueille plusieurs milliers de visiteurs par an grâce notamment à des agences spécialisées comme Koryo Tours ou Korea Consult, l'essentiel du tourisme est chinois, et est nettement plus important. Les premiers visiteurs s'intéressent plus à l'originalité politique du pays, les seconds à son patrimoine naturel, comme ses montagnes, et historique, les tombes royales du Koguryo étant notamment classées au patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco. Les Coréens du Sud ou d'outre-mer représentent aussi un public potentiellement important.
Le potentiel touristique est donc réel, mais plusieurs obstacles doivent être levés. La Corée du Nord doit encore renforcer sa capacité d'accueil, en termes de structures hôtelières ou du nombre de guides parlant des langues étrangères. Les obstacles sont toutefois également d'ordre psychologique avec des présupposés lourdement ancrés, et confortés par le catastrophisme et le sensationnalisme de certains médias : combien d'Occidentaux croient encore impossible de visiter la Corée du Nord, ou ont même peur de s'y rendre ? C'est pourtant sans doute l'une des destinations les plus sûres au monde, où les visiteurs étroitement pris en charge par leurs guides ne risquent ni de se perdre, ni d'être agressés, ni encore d'être expulsés, les très rares cas d'arrestations de journalistes ou d'activistes occidentaux entrés dans autorisation dans le pays, ou encore d'agents de service de renseignement étrangers, ne pouvant en aucun cas être généralisés au touriste lambda.
Liens :
Critique du livre de B. Quennedey
"Etrange Corée du Nord" (2009)
"Vies ordinnaires en Corée du Nord" (livre) et "Survivant du camp 14" (livre)
Date de dernière mise à jour : 05/07/2021